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LA PROJECTION
(chronique pénitentiaire)
de Pierre Merejkowsky


LE FOU PROVOCATEUR

Jean Paul a construit trois placards dans la cuisine.
Les deux fils de Jean Paul dormaient chacun dans une chambre.
L'ex femme de Jean Paul avait installé son bureau dans une des pièces de l'appartement.
Elle a plusieurs fois affirmé que le peu de succès de son activité professionnelle était directement lié à l'éducation de leurs deux fils qu'elle a été seule à assumer.
L'aube se glisse entre les volets.
Un filet de vapeur s'échappe du couvercle de la cafetière.
Jean Paul verse de l'eau chaude dans la théière. Il a passé un réveillon avec des militants d'Action Directe. Ils ont peut-être été manipulés. Nous sommes tous manipulés.

Un paysan ventru s'assoit sur la banquette arrière du car régional.
Le chauffeur du car raconte qu'il a jeté machinalement un coup d'oeil dans le rétroviseur et qu'il l'a littéralement vu s'écrouler. S'il avait roulé un mètre de plus, c'est sûr il l'écrasait. Il a vécu la peur de sa vie. Il a tremblé de tous ses membres. Il a été incapable de descendre du car. Ensuite la police et les pompiers sont venus, et les histoires ont commencé, enfin l'essentiel est que Marcel Paul soit encore vivant.
"Ils ont cru qu'il nageait dans son sang, en fait c'était son litre quotidien de vin rouge qui s'était brisé sous le choc" s'esclaffe le paysan ventru.

La secrétaire n'a pas été informée de l'heure de la projection.
Elle est donc dans l'incapacité de m'indiquer l'heure exacte de projection de mon film "le RMI, c'est la vie avec un point d'exclamation à la fin".
Elle me conseille de m'adresser directement au Directeur de l'Ecole des Beaux-Arts ou à défaut à Hélène qui organise la projection.
Hélène frappe contre la vitre de la cabine téléphonique.
"Je suis Hélène" dit Hélène. "La secrétaire est en train de vous chercher dans l'Ecole, qu'est ce que je fais, je raccroche ?" dis-je. "Ce n'est pas grave" dit Hélène. "Ce n'est pas très poli de lui raccrocher au nez" dis-je. "Ce n'est pas grave" répète Hélène.
La radio locale diffuse ses informations locales dans la brasserie. Des chômeurs occupent le siège d'une administration locale.
"l'Ecole des Beaux Arts a obtenu une case sur la télévision locale, grâce à nous le Directeur de la télévision reçoit une subvention de la ville. Malgré cet incontestable avantage, nous n'avons pas de pouvoir décisionnaire et nous ne pouvons pas engager de co production. J'ai juste la possibilité de présenter dans les informations locales les projections que nous organisons chaque premier lundi du mois dans une des salles de l'Ecole des Beaux-Arts, mais j'espère que je pourrais un jour développer des modules de réflexion avec des habitants autour de la conception d'une réelle télévision de proximité. J'avais beaucoup apprécié ton film sur les quatre femmes que tu as interviewé un dimanche, je regrette simplement que certains plans filmés par le second cameraman s'éloignent de la sincérité des premiers plans" souligne Hélène.
La situation n'est pas claire. La situation est extrêmement compliquée.
Le directeur de la télévision locale défend le concept d'une télévision locale. Je lui ai envoyé par l'administration centrale de la Poste des notes d'intention qui ont toutes été destinées à son attention. Je lui ai plusieurs fois téléphoné depuis plusieurs années, depuis environ une dizaine d'année. A chaque fois la standardiste m'a dit de rappeler car le directeur de la télévision locale était soit en déplacement, soit en rendez-vous (à l'extérieur). Je n'ai pas téléphoné tous les jours pendant dix ans, j'ai appelé deux fois par trimestres, ou bien au contraire, je n'ai pas téléphoné pendant cinq ans. Je plaisante. J'ai dû appeler le directeur de la télévision locale deux ou trois fois en cinq ou sept ans. Il faut savoir plaisanter. Je ne suis pas un militant sociologique ou un idéologue. Un réalisateur de documentaires de proximité a le droit de plaisanter. Le directeur de la télévision locale a été contraint de diffuser mes deux derniers documentaires de proximité. Il avait en effet signé une coproduction avec un producteur. Ce producteur était las de l'attitude professionnelle des réalisateurs qu'il avait préventivement fréquenté. Il m'avait poussé à détourner le concept qui s'attache à la forme d'expression propre à la réalisation d'un documentaire. J'avais refusé de filmer la montagne ardéchoises. J'avais filmé la nuit, une nuit noire, sans étoile, et sans écran de télévision locale .Des téléspectateurs de la télévision locale avaient téléphoné. Ils se demandaient si la télévision locale n'était pas la victime d'une grave avarie. Par la suite, d'autres producteurs s'étaient ligués contre ce producteur. Ce producteur n'avait plus eu la possibilité de co-produire des films avec la télévision locale et le directeur de la télévision locale en guise de représailles n'avait toujours pas diffusé mon dernier film .
La standardiste souffle les bougies disposées sur la pâte feuilletée d'un gâteau. Les stagiaires applaudissent. C'est l'anniversaire de la standardiste.
Le directeur de la télévision locale m'offre une tasse de café.
Le directeur de l'information locale feuillette le quotidien local
Un solliciteur attend.
Nous montons l'escalier en colimaçon.
Le directeur de l'information locale me pose de nombreuses questions. Il prend de nombreuses notes.
Nous changeons de bureau
Nous prenons place devant un banc de montage.
Le cadreur cadre le cadre.
Le directeur de l'information locale souffle dans le micro.
Le cadreur braque une lampe sur mon nez. Le directeur de l'information locale me pose trois questions. Je réponds aux trois questions. Le directeur de l'information locale me remercie.
Un livreur de pizzas livre une pizza.
Je remercie chaleureusement le directeur de la télévision locale.
Il affirme que je n'ai aucune raison de le remercier. J'insiste. J'ai eu de la chance d'être co produit par sa télévision locale. J'ai disposé d'un vaste espace de liberté.
Les chaînes nationales ont en effet toujours obstinément refusé de diffuser l'image d'une nuit noire et sans étoile.

Les élèves sont assis sur des chaises devant des tables.
Nous attendons l'arrivée des élèves absents.
"Je n'ai pas l'habitude de jouer le rôle d'un professeur. J'ai toujours critiqué la subjectivité bienveillante mais hypocrite du corps enseignant. Je n'accepte pas d'être confronté à un savoir qui échappe à mon libre arbitre. Je suis prêt à répondre à n'importe quelle question" dis-je en prenant place sur une chaise
Les élèves présents ne posent pas de question. Un professeur pose une question. Je réponds à la question que pose le professeur.

Un professeur vérifie l'installation du vidéo projecteur.
Une élève verse des cacahuètes dans les soucoupes.
Le journaliste de la Voix de l'Est Républicain me demande d'exposer ma méthode de travail.
Je réponds que la répression s'appuie sur la réinsertion des RMIstes. Nous ne voulons plus du travail. Nous voulons de l'argent. Nous ne cherchons pas à diffuser nos films dans les circuits de la répression. Nous sommes nos propres circuits de diffusion. Nous sommes les gestionnaires de notre propre proximité.
La projection commence.
Les spectateurs s'assoient.
La projection s'achève.
Les spectateur se lèvent.
Le professeur éteint le vidéo projecteur.
L'élève ramasse dans le creux de sa main les coquilles vides des cacahuètes.
"J'ai trouvé que vos films étaient extrêmement comiques, je ne sais pas si vous aviez l'intention de me faire rire, mais en tout cas, je me suis bien amusé" dit un spectateur.
Un élève brandit un micro.
J'affirme que je continuerai à projeter mes films. Je ne sais pas si je serai de nouveau produit par une télévision locale. Je suis décidé à me battre contre la répression. Je ne céderai pas. Les projections, en cas d'interdiction de la Mairie, se dérouleront sous les piliers des ponts du périphérique. Les ponts du périphérique échappent à l'autorité judiciaire de la ville et de la banlieue. Ils constituent une zone de non droit. Je n'ai pas la prétention de me réclamer d'un mouvement qui prendrait son essor sur la folie. Une de mes amies a été internée. Je n'ai jamais été interné. Je ne veux pas être interné. Je veux simplement lutter contre les structures répressives de notre société.

C'est le départ.
Hélène ne peut pas attendre le départ du train, elle a un rendez-vous avec une association locale dans les locaux de la télévision locale. Elle lira avec intérêt le manifeste que j'ai écrit et si j'ai envie de passer quelques jours chez elle, je suis le bienvenu, moi, ma copine, mon septième enfant et mes autres enfants

Elle est assise contre la fenêtre. Une valise est posée contre ses pieds.
"Bonjour" dis-je poliment.
Je parcours la rubrique culturelle du Monde.
Des Cinéastes français s'interrogent sur la crise du Cinéma Français.
"Chaque fois que le train dépasse la gare de Nancy, je me retrouve plongée dans mon propre malheur" annonce la femme en caressant la valise de la paume de la main.
Je ne pose pas de question. La femme poursuit son récit. Son fils avait une excellente place dans une entreprise de transport. Il avait facilement obtenu cette place, elle et son mari avaient d'excellentes relations. Ils étaient les propriétaires d'un grand restaurant à Strasbourg, et ils avaient des contacts avec le Préfet, le Maire, et des acteurs célèbres étaient même venus dîner plusieurs fois dans leur restaurant. Son fils avait donc obtenu une excellente situation. Il avait une voiture avec un chauffeur. Il avait un ordinateur portable. Son fils a quitté sa femme et son fils...Il les a mis dehors, tous les deux, et il est parti avec cette femme qui avait dix ans de plus que lui et qui avait déjà deux enfants d'un autre homme. Vous trouvez cela normal qu'un homme honnête mette à la porte son fils et sa femme pour une inconnue qui a dix de plus que lui et qui a déjà des enfants? Il a été victime d'un coup de folie. Il n'y a pas d'autre explication possible. Il a commis une erreur. Une grave erreur. Et un jour il payera sa faute. Les erreurs de la vie finissent toujours par se payer. Elle ne sait pas pourquoi il a chassé son fils et sa femme. Il avait pourtant bénéficié d'une éducation droite, exemplaire. Elle n'a pas peur de le proclamer. Son fils a eu un cadre éducatif exemplaire. Ce n'était pas un cadre rigide. Il était toujours possible de s'exprimer. Son mari disait toujours qu'il donnait une clef à ses enfants, une clef qui pouvait permettre d'ouvrir toutes les portes, mais que si par malheur les enfants égaraient la clef, il ne serait plus possible d'ouvrir la porte. Son fils n'a pas voulu tenir compte de ce cadeau que lui avait offert la vie. Sa nouvelle femme ne sera jamais admise à pénétrer dans leur maison. Son mari avait une maison propre, honnête. Elle et son mari n'ont jamais demandé de l'argent à l'Etat, ni à leur famille. Elle a travaillé depuis l'âge de douze ans. C'est une question de dignité. La nouvelle femme de son fils ne rentrera jamais dans leur restaurant. Elle n'a plus de nouvelle son fils. Elle ne sait pas s'il est encore vivant. Elle ne l'attend plus. Elle ne veut pas pardonner. Abandonner un enfant, son propre fils, est un crime. Un crime impardonnable. Il a fait son choix. Il est parti avec une femme qui avait dix ans de plus que lui et qui avait déjà deux enfants. La jeunesse n'est pas éternelle. Les charmes de sa nouvelle femme ne tarderont pas à se dissiper. Elle vieillira. Et il se demandera comment il a pu abandonner son fils pour un jupon affriolant. Elle lui a écrit une ultime lettre. Il n'a répondu. Elle ne cherchait pas à l'humilier, elle cherchait à lui ouvrir les yeux, à le mettre en face de ses responsabilités. Maintenant c'est trop tard. Il est inutile de refuser de voir la vérité telle qu'elle se présente, tôt ou tard, elle finit par apparaître. Son mari est mort. Le jour de ses obsèques, elle n'a pas voulu embrasser son fils. Son fils avait eu en plus le culot de donner le bras à sa nouvelle femme. Elle a ressenti la honte de sa vie. Il a osé se présenter devant le cercueil de son père avec cette femme, devant toute sa famille, devant tous leurs porches, devant le Maire. Et même devant la tombe de son mari, elle a refusé de l'embrasser. Elle n'est pas désespérée. Elle s'occupe de son petit-fils. De l'enfant qu'il a renié, de l'enfant qui porte son nom et qu'il a jeté à la rue. Son petit-fils a le droit de parler de son père, elle et son mari ne lui ont rien caché et le petit a tout compris, les enfants comprennent tout, il a dit un jour que le jour où son grand-père ne sera plus là, ils se retrouveront tous ensembles dans une autre vie, mais sans son père, car ce petit enfant a compris que son père avait perdu son droit à la dignité et au respect. Son fils est parti avec une femme, une intriguante, un être machiavélique, elle s'arrangeait pour qu'il engage son mari la nuit afin d'avoir le champ libre. Son fils a été victime d'un coup de folie, il n'y a pas d'autre explication, du jour au lendemain il a abandonné son excellente situation, sa femme, et son fils. Naturellement son patron l'a convoqué. Il lui a dit qu'il dirigeait une entreprise honnête et qu'il pouvait prendre le soir même son chèque. Son fils pour une fois a fait preuve d'une grande dignité. Il n'a pas cherché à nier les faits. Il est parti. La tête haute. La folie n'explique pas tous nos comportements. Nous avons notre libre arbitre. Nos injustices finissent toujours par être comptabilisées.. Son mari avait une grande sagesse, ses amis venaient souvent le consulter, il leur disait toujours "laissez moi réfléchir quelques jours" et quand ses amis revenaient, ils donnaient la réponse que tous attendaient, c'était un sage, il disait toujours qu'il était certain que la place de l'église devait toujours être au centre du village, et que c'était une loi qu'il était inutile de modifier. Elle n'a pas eu des nouvelles de son fils depuis deux ans, chaque fois que le train s'arrête dans la gare de Nancy, elle se souvient que c'est dans cette ville que cette ignoble femme lui a demandé de sacrifier sa vie, elle ne l'oubliera jamais, son petit-fils a voulu dessiner un dessin pour la fête des Pères, elle a envoyé le dessin à son père, il n'a a jamais répondu, c'est un crime de ne pas répondre à son fils. Son fils a bénéficié d'une éducation qui tenait compte de l'effort. Il n'a pas été un assisté. Elle ne comprend pas le Gouvernement actuel favorise à tel point l'assistanat. Son fils avait de l'argent de poche comme tous les enfants, mais il devait comprendre par lui-même la valeur de l'argent, ils n'ont pas exercé de contrôle sur ses dépenses. Avec son mari, ils se levaient à six heures du matin, ils ont élevé leurs enfants dans une grande tolérance qui existait à travers un cadre et elle ne comprend pas encore aujourd'hui, comment il a pu ainsi perdre sa situation pour un simple jupon. Ses amis de Strasbourg lui conseille de pardonner mais il n'y a rien à pardonner, elle n'a plus envie de parler à ses amis, elle part rejoindre sa fille à Djibouti, elle a épousé un militaire. Du vivant de son mari, ils avaient passé d'excellentes vacances avec l'élite de l'armée française, ils avaient séjourné une semaine à Dakar, les militaires respectent et aiment l'Afrique, ils vivent dans le monde de la lumière, dans le monde de la vérité, ils ont en eux une grande joie de vivre, ils ont un but, ils ne vivent pas dans la folie de notre monde qui a perdu tous ses repères... Maintenant un homme est prêt à abandonner son fils pour s'occuper des enfants d'une étrangère...On donne le RMI à tout le monde. On donne de l'argent gratuitement à des français et même à des étrangers. C'est une honte, les gens abandonnent leurs femmes et leurs enfants pour un jupon, mais un jour, son fils comprendra que sa mère avait raison, il ne pourra plus retourner en arrière, le Gouvernement actuel sème les germes de la folie, il ne favorise pas la responsabilité, les gens et les jeunes en particulier ont le droit de dormir toute la journée sans aucune contrepartie, et d'être en plus payés à la fin de leur journée, c'est une honte, une grande honte pour la France, pour la société, le Gouvernement actuel favorise l'irresponsabilité, des éducateurs irresponsables réclament même un revenu garanti à vie, il n'y a pas de garanti, la vie est un combat, la morale donne un sens à nos vies, son fils un jour comprendra qu'il s'est fourvoyé, il reviendra chez sa mère, dans sa maison, dans la maison de son enfance, il pleurera, il demandera pardon, mais elle n'ouvrira pas la porte, il a choisi, il a eu une clef, une éducation, il a été libre de se servir de son éducation, il a choisi de jeter la clef, chacun à son libre arbitre, nous avons tous notre libre arbitre, et il mesurera après demain ou dans dix ans la profondeur de son abîme, la vieillesse et la fatigue succèdent aux élans de la jeunesse, il cherchera à reprendre contact avec son fils, mais son fils aura emprunté un autre chemin, on ne peut pas encore une fois revenir en arrière...La monde court à sa perte, les jeunes n'ont plus la possibilité de gagner proprement leur vie, maintenant les hommes se mettent avec des femmes qui ont déjà des enfants.. En Alsace, les gens sont propres, ils ne se salissent pas, la saleté est chassée impitoyablement, cette ignoble femme n'a pas franchi le seuil de son ancien restaurant, ni de leur ancienne maison, ses amies lui conseillent de pardonner, elle n'a pardonnera pas, le mal ne peut être pardonné, abandonner son fils est la pire des souffrances, le Gouvernement actuel favorise la paresse, nous vivons dans un monde d'atrocité et de souffrances, les gens ne veulent plus travailler, ils veulent de l'argent , ils veulent vivre dans la paresse, et en plus ils veulent que les autres les entretiennent, et cette situation n'a pas de sens commun, le lundi c'était le jour de la fermeture du restaurant, son mari se levait comme d'habitude à cinq heures du matin et il partait à la pêche, il mangeait ensuite avec d'autres amis en plein air, les écologistes parisiens n'ont rien compris, ce sont des politiciens, son mari le disait souvent, celui qui n'est pas né avec les arbres ne peut prétendre parler de la Nature, il existe une profonde et éternelle communauté entre l'Homme et la Nature, la Nature n'est pas folle, la Nature est propre, et le Gouvernement actuel avec ses projets d'assistanat perpétuel ne parviendra pas à la salir, la Nature obéit à ses propres règles, elle est immuable, son fils avait une excellente situation, il avait une maison bien équipée, l'hiver il chauffait la salle de séjour avec de grandes stères de bois, tout était impeccablement rangé, les draps étaient propres, et puis du jour au lendemain il est parti avec cette ignoble femme.
Un ancien prisonnier chilien expose le récit de ses tortures.
Je lacère consciencieusement la page culturelle du Monde.
La femme dort paisiblement. Sa bouche pend au-dessus de son menton.
C'est une grave erreur de penser que les tortionnaires torturaient parce qu'ils s'étaient levés le matin de mauvaise humeur, ils torturaient d'une manière scientifique. Il s'agissait de détruire le sentiment de l'existence de l'homme. Ils avaient d'ailleurs étaient formés par des militaires français qui avaient exercé leur savoir-faire à Alger..
La femme caresse la poignée de la valise.
Des manifestants exigent la libération du Général Pinochet.
La France par la voix du Ministre a pris position.
Le train longe un cimetière.
La femme reprend le cours de ses explications. La folie gagne le monde. Les jeunes n'ont plus de point de repère, sans travail il est impossible de créer une famille, d'élever dans la dignité ses enfants, son fils a détruit sa jeunesse, il a détruit son propre bonheur. L'amour, la passion amoureuse ne peut pas tout expliquer, l'amour n'est pas le justificatif de nos engagements, nous avons en nous la dignité de l'Homme, le Travail est indissociable de cette dignité, les hommes choisissent librement leur voie, elle n'a pas écrit à son fils depuis plusieurs années, il n'a pas répondu au courrier que lui a envoyé son propre fils, son petit-fils sera élevé dans le chemin de l'honnêteté, il recevra le bagage qui lui permettra d'affronter les épreuves de la vie, et ensuite lui aussi il choisira, et s'il préfère choisir le monde de la déraison, le monde de la solitude, elle respectera sa liberté, son mari a toujours été extrêmement tolérant, il n'a jamais été question d'imposer une éducation, les principes qui ne viennent pas du coeur et de la raison ont conduit aux pires catastrophes qu'a connu notre monde depuis le début de notre siècle. Il est toujours préférable de s'exprimer plutôt que d'imposer. Elle continuera à suivre la voie du juste milieu. Juste avant de monter dans le train, elle a rencontré dans la rue un marocain. Il n'avait pas d'argent, il n'avait pas d'endroit où dormir, c'est une honte, le Gouvernement actuel devrait avoir honte, elle lui a donné cinq cents francs, il ne faut pas être indifférent aux malheurs des autres, personne n'est à l'abri du malheur, et c'est ce que n'a pas compris son fils, il a choisi sur un coup de tête d'abandonner son fils et la mère de son fils, il n'a pas compris que le bonheur se construisait jour après jour, et qu'il existait en dehors de l'élégance d'un jupon "Moi aussi monsieur, quand j'étais jeune, j'avais un visage et un corps qui attiraient les regards des passants" ajoute la femme.
Les voyageurs descendent en rangs serrés des wagons.
Ils s'engouffrent dans le couloir du métro.

"Il faut l'emmener chez un spécialiste, il faut l'emmener chez un spécialiste" répète la mère de mon septième enfant.
La soupe déborde de la casserole.
"Qu'est ce que tu fais ?" demande-t'elle.
"J'arrête la soupe qui déborde de la casserole" dis-je.
La mère de mon septième enfant ouvre la porte de la cuisine.
"Il faut lui prendre la fièvre, il a de la fièvre" ajoute t elle en agitant le thermomètre.
Je protège la soupe du thermomètre.
"Je ne suis pas folle" complète t elle.
Mes lèvres effleurent sa joue.
"La pédiatre m'a dit qu'il fallait l'emmener chez un spécialiste" reprend-elle.
Je cale sur la platine le disque des Coeurs de l'Armée Rouge.
La mère de mon septième enfant s'effondre sur le tabouret.
"Vous ne voulez jamais me croire, personne ne me croit, mais moi je suis sûre qu'il a mal, il pleure parce qu'il a mal au ventre, ajoute t elle.
"Je n'ai jamais dit qu'il n'avait pas mal. J'ai simplement dit que je n'aimais pas les spécialistes. Je suis d'ailleurs parfaitement prêt à reconnaître que je suis l'élément déclenchant de tes angoisses... J'ai rencontré à la fin de ma projection à Nancy un ami que je n'avais pas vu depuis dix ans. Il m'a expliqué qu'il avait été l'élément déclenchant des bouffées délirantes de son ancienne copine
"Je connais ton argumentation, tu as eu six autres enfants, je n'ai aucune expérience et je suis une mère possessive
"C'est entendu, je le reconnais une bonne fois pour toute, je suis un fou et un irresponsable, dis-je
La porte de la cuisine n'a pas claqué
Le chat en peluche dessine des ombres d'animaux fantastiques sur le visage de mon septième enfant
"Je ne dis pas qu'il n'a pas de fièvre, je dis simplement que les spécialistes de la médecine veulent nous imposer leur ordre moral. Je ne céderai pas. Je ne veux pas m'habiller correctement pour le Réveillon. Je ne veux pas aller chez le coiffeur, et si la télévision locale ne veut plus co-produire mes films, je continuerais à réaliser des films et à les projeter
"Je ne t'ai jamais demandé de m'accompagner chez le spécialiste, affirme la mère de mon septième enfant
"Si la Mairie m'interdit de projeter mes films, je les projetterais sous les piles du périphérique
"Tu mélanges tout. Je ne suis jamais intervenue dans tes tournages
"Un journaliste a écrit un papier sur ma projection à Nancy. Il a écrit que j'étais fou
"Je n'ai jamais dit que tu étais fou" affirme la mère de mon septième enfant.


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