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LA PROJECTION
(chronique pénitentiaire)
de Pierre Merejkowsky


LE FOU PROVOCATEUR

Le journaliste de l'Est Républicain a écrit que je suis fou.

L'épouse de l'Educateur a cessé de travailler
Elle élève ses quatre enfants. Le petit dernier est âgé de trois mois et la fille aînée vient juste d'avoir ses dix sept ans la semaine dernière.
Je mange des nouilles.
Une sauce tomate relie les nouilles entre elles.
"Tu prends la voiture? demande l'Educateur
"Non, pourquoi? interroge l'épouse de l'Educateur
"Je pensais que tu prendrais la voiture
"Avec toi tout est toujours compliqué, tu sais bien que je conduis d'abord Christine chez Fanfan et qu'ensuite je passe reprendre Antoine à la sortie de l'école.
"Excuse-moi, j'avais compris que tu avais besoin de la voiture en fin d'après midi
"Je n'ai pas l'habitude d'aller me promener l'après-midi en voiture
"J'ai dû effectivement m'embrouiller dans les dates, je croyais que tu avais exceptionnellement besoin de la voiture".
La fille aînée s'enferme dans les toilettes. Le petit dernier vomit sur l'épaule gauche de la cadette.
"J'ai interrompu mon activité professionnelle il y a plus de neuf ans et je ne sais pas si dans cinq ans quand le petit dernier ira en classe, je serais encore capable de travailler. J'ai l'impression que je ne suis plus dans le coup" précise l'épouse de l'Educateur

Un individu isolé grelotte.
Une femme échevelée s'écroule contre une poubelle.
L'individu isolé agite un bras au-dessus de la poubelle.
"Une voiture s'est arrêtée, les gens sont quand même solidaires entre eux, nous pouvons continuer notre chemin" constate l'Educateur.

Les deux retraités de l'Education Nationale, l'animatrice bénévole et la fille aînée sont assis sur des chaises devant le poste de télévision.
"Excusez-moi, je ne veux pas me moquer de vous, mais tout ce que vous dites me fait vraiment rire" affirme la retraitée de l'Education Nationale.
"Je vous en prie, je ne suis pas un gourou" dis-je
L'Educateur engage une brève conversation téléphonique.
"J'ai regardé votre film avec intérêt, je ne veux pas vous empêcher de vous exprimer, mais en ce qui me concerne je pense sincèrement que vous êtes un farfelu, affirme le retraité de l'Education Nationale
"Nous vivons dans un Régime Démocratique, et nous avons tous le droit de nous exprimer, dis-je
"Vous avez intitulé votre film, le RMI c'est la vie, reprend le retraité de l'Education Nationale
"Avec un point d'exclamation à la fin, dis-je
"Je trouve absolument indigne que vous vous arrogiez le droit d'inciter les chômeurs à ne pas travailler et à vivre en assistés permanents. La liberté de l'homme et sa dignité passent par son travail. J'ai travaillé toute ma vie", complète le retraité de l'Education Nationale
La retraitée de l'Education Nationale pouffe.
"Je ne cherche pas à vous agresser. J'ai exercé dans des conditions difficiles une activité de syndicaliste. Je n'ai pas été particulièrement récompensé pour mon action et je ne peux pas rester indifférent face à des propos qui me paraissent particulièrement gratuits et dans une certaine mesure proches de l'expression d'un fou" ajoute le retraité de l'Education Nationale.
L'Educateur achève sa brève conversation téléphonique.
"Les RMIstes inscrits dans notre Centre d'Action Sociale m'avaient tous promis d'assister à ta projection, je regrette vivement leur absence, j'aurais bien aimé connaître leur réaction face à ton argumentation, reprend l'Educateur
"La Résistance a commencé. Les RMIstes refusent de se laisser culpabiliser par une insertion aussi futile qu'aléatoire" dis-je.
"Je ne suis pas aussi catégorique que mon mari, notre fils réalise lui aussi des films. J'espère qu'il aura les moyens d'acquérir son indépendance financière, et qu'il pourra ainsi s'épanouir dans un travail qui correspondra à son désir. Vous avez raison de privilégier vos relations affectives sur un développement de carrière, c'est pour moi essentiel" déclare la retraitée de l'Education Nationale.

Les cheminots régionaux ont voté la fin de la grève régionale.
Ils travaillent.
Les collégiens mangent.
Le professeur porte une barbe.
"Ca valait quand même le coup de se lever à cinq heures du matin, grâce à ce voyage on saute deux cours de français" constate une collégienne

Le programmateur alternatif porte une cravate sombre.
Il lutte contre la répression. Il a démissionné de l'Education Nationale. Il occupe depuis vingt cinq ans les caves d'une ancienne abbaye. Il a refusé de figurer sur la liste des candidats aux élections municipales. Il a été convoqué par un Inspecteur des Renseignements Généraux. Et la police municipale verbalise systématiquement les voitures qui stationnent devant l'entrée de sa salle de spectacle alternatif.
Je commande un verre de jus d'orange au barman alternatif.
"Le refus de ta réinsertion rejoint nos préoccupations, tu es ici chez toi, tu peux passer tous les films que tu désires, je te remercie" affirme le programmateur alternatif
Jean Paul est désolé. Il a raté le début de mon film. Il a été retenu par une interminable réunion. Nous vivons dans une nouvelle ère de communication. Les responsables culturels aiment bien s'entendre parler.
"Je ne suis pas certain d'avoir tout compris ce que vous voulez dire, mais en tout cas j'apprécie votre vivacité et votre énergie" affirme un spectateur chauve sans lunette.
Une femme en tenue de soirée embrasse la joue d'une femme en tenue de soirée.
"J'ai gravement sous estimé la vindicte de mon chef de service, je n'ai pas immédiatement compris qu'il s'attaquerait à moi plutôt qu'à mon chef immédiat, explique Jean Paul
"Nous ne sommes que des pions, des êtres manipulés, ballottés, endoloris, je suis sur le point de perdre mon boulot, ma femme m'a quitté, elle a emmené les enfants avec elle, elle m'a dit qu'elle ne voulait plus assumer ma souffrance. Leur système nous pousse à divorcer. Les spéculateurs engrangent ainsi de substantiels bénéfices. Les divorcés achètent deux fois plus de voiture, et de frigidaire" ajoute Jean Paul

L'autoroute longe les usines abandonnées.
Le camion de plusieurs tonnes zigzague.
La voiture de Jean Paul se faufile entre les zigzagues.
"Le chauffeur s'est sans doute endormi. C'est facile de faire une connerie. J'ai failli moi aussi faire une connerie. Le lendemain du départ de ma femme et des enfants, je me suis dit que j'allais mettre fin à mes jours" affirme Jean Paul.
"C'est vite fait de se tuer" constate Jean Paul.
Des wagons abandonnés stationnent sous l'auvent d'un gigantesque entrepôt.
Jean Paul est tombé dans un trou, un trou noir et sans fin. Son chef de service l'humilie. Le monde du travail s'apparente à l'univers concentrationnaire. Nous sommes tous les gardiens et les gestionnaires de notre enfermement. Ils ne veulent pas s'attaquer à la notion du travail. "Ton film analyse bien l'oppression qui se dégage de la notion du Travail. Leur réinsertion est un formidable moyen de répression. Elle divise les exclus. Elle empêche toute forme de revendication" affirme Jean Paul
Des arbres faméliques surplombent le sommet d'une colline.
"Je n'ai pas réussi à m'abstraire de ce vaste camp d'internement dans lequel chacun joue son rôle. Les artistes sont chargés de la distraction des prisonniers. Les travailleurs travaillent. Les éducateurs éduquent. Les programmateurs alternatifs programment. Le piège se referme. J'ai encore des traites à rembourser sur ma maison. Mon ex femme a droit à un cinquième de la vente de la maison. C'est très vite fait de perdre le contrôle de sa vie. J'aurais pu voler un soir de déprime une bouteille de whisky dans une grande surface Le vigile m'aurait arrêté. J'aurais frappé le vigile. Comme ça, juste par énervement, par désespoir. Les flics seraient venus. J'aurais nié les faits. Des clientes bien intentionnées et sûres de leur bon droit se seraient empressées de témoigner contre moi, le Juge des flagrants délits aurait vaguement écouté mes justifications, mon employeur aurait refusé de se porter témoin de ma moralité, ma belle mère se serait acharnée contre moi, le Juge m'aurait vraisemblablement condamné à deux mois de prison ferme, j'aurais été incapable de supporter la violence propre au monde carcéral, je me serais une nouvelle fois battu, j'aurais été condamné à une peine de cachot, et l'engrenage se serait mis en marche", ajoute Jean Paul
"Je ne suis pas trop inquiet pour toi, je n'ai pas l'impression que tu te sois aigri, et que tu sois convaincu de la nécessité de détester toutes les femmes" dis-je.
Des pavillons alignés succèdent aux usines abandonnées.
"Les libéraux nous bassinent avec notre responsabilité, avec notre réinsertion. Mon ex femme prétend que nous sommes tous les deux collectivement responsables de notre divorce. La négation de sa responsabilité la place justement sur le terrain de sa responsabilisation. Elle est victime de la pression sociale. Nous sommes incapables de nous abstraire de la normalité qui s'est infiltrée dans nos vies privées. Les flics ont ramassé mon ancienne copine. Elle s'était foutue à poile un soir de Noël dans un centre commercial. Les psys de l'hôpital m'ont conseillé de ne pas poursuivre notre relation. Ils m'ont habilement suggéré de ne pas assumer une responsabilité qui incombait à leurs yeux à un personnel formé et responsable. Il y a quinze ans, je pensais que la schizophrénie était liée à des facteurs sociaux. Je n'ai pas voulu me réfugier dans une apparente responsabilisation, je ne voulais pas dire que je n'étais pas responsable, je voulais placer ma vie sur un autre terrain de la responsabilité ou de la non responsabilité. J'ai craqué. Nous avons fini par rompre. La poursuite de notre relation et nos ruptures à répétition ont peut être favorisé la multiplication de ses bouffées délirantes, mais en tout cas, j'ai refusé de me poser la question de ma propre responsabilité et j'ai préféré privilégié la négation de mes regrets
"Une de mes amies a été plusieurs fois internée. Elle s'est suicidée. Je ne sais pas si je t'avais parlé de cette histoire. Je crois qu'à cette époque nous avions cessé de nous voir pour d'obscures raisons
"Tu t'es senti responsable ?
"Ils veulent nous convaincre que notre état de chômeur ne doit pas s'impliquer dans une quête de l'irresponsabilité. Mon amie a été internée. Ta femme a divorcé. Ton patron veut te virer. Les Renseignements Généraux surveillent les salles de spectacle alternatif. Je n'ai pas peur de la normalisation. J'ai peur de la folie. La mère de mon dernier enfant m'a annoncé juste avant mon départ qu'elle avait l'intention d'entamer une analyse, et j'ai certainement ma part de responsabilité dans le développement de son angoisse
"Il est évident que nous sommes attirés par des phénomènes qui nous fascinent. Les angoisses de la mère de ton dernier enfant entrent nécessairement dans le dispositif du scénario que vous vous imposez de jouer, ou que la situation vous impose de jouer
"Je ne pense pas être attiré par ce genre de phénomène, ainsi que tu as pu le constater j'exprime une certaine révolte dans mes films et je n'ai pas de raison de me laisser entraîner dans un quotidien qui serait proche de la folie
"C'est vrai, mais as tu une exacte notion de ton quotidien?
"Je ne peux tout de même pas imaginer que les angoisses de ma compagne puissent déboucher sur des bouffées délirantes
"La copine dont je te parlais a décrété en haut du col de la Sclucht que le brouillard était le signe d'une attaque nucléaire imminente, et que les branches des arbres allaient tous nous étouffer, et plus j'essayais de la tranquilliser, plus elle s'enfonçait dans ses bouffées délirantes. La folie a perdu son sens réel. Les angoisses de la mère de ton dernier enfant appartiennent à son propre mode de fonctionnement
"Je ne veux pas te contredire, mais dans ce cas comment expliques tu que toi et moi nous soyons manifestement attirés par des relations amoureuses qui prennent systématiquement leur essor sur une certaine folie et que ce thème de la folie constituait jadis la principale trame de nos échanges verbaux?
"Tu ne me contredis pas" affirme Jean Paul.


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