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LA PROJECTION
(chronique pénitentiaire)
de Pierre Merejkowsky


JE NE VEUX PLUS CHERCHER DU TRAVAIL

le téléphone
Elle s'appelle Odette.
J'ai rencontré Odette il y a deux ans quelques heures avant le vol de la roue avant de ma bicyclette. J'avais acquis à la suite d'une longue série d'efforts un nouveau statut social. J'avais abandonné mon statut de gardien d'ordinateur dans une banque d'affaire américaine et j'avais accédé au rang de diffuseur de film indépendant. J'avais à ce titre parfaitement le droit d'adresser la parole au compagnon de Odette. Le compagnon de Odette avait réalisé un documentaire indépendant. Le prétexte nécessaire pour engager une conversation obéissait donc à la cohérence sociale en vigueur. J'avais la possibilité de distribuer son documentaire indépendant sur l'écran de 44cm d'une télévision non portable juchée sur le tabouret d'un café inconnu.
J'ai passé plusieurs soirées chez les compagnon de Odette. Je mange souvent des gâteaux en leur compagnie. Le compagnon d'Odette envisage dans ses phases dépressives d'abandonner la profession de réalisateur. Il envisage fréquemment de se reconvertir dans la vente de gâteaux. Il absorbe toutes sortes de gâteaux, des gâteaux à la crème ou des gâteaux sans crème. Il boit aussi du thé et parfois des bouteilles d'alcool. Il apprécie l'alcool et les gâteaux. Il apprécie aussi Odette.
Le téléphone, un soir, c'est un fait, sonna. C'était un message pour Odette. Odette raccrocha après avoir poliment affirmé qu'elle était prise pour toute la semaine et qu'elle ne pouvait pas prendre d'engagement pour la semaine suivante. Il y eut un long silence.
"Je ne travaillerais pas et je ne veux plus chercher du travail, affirma Odette
"Je te ferai remarquer que dans trois mois ton statut d'intermittente du spectacle arrivera à son terme, remarqua son compagnon
"Je ne veux plus travailler comme camerawoman, répliqua Odette
"Et où comptes tu vivre sans argent ?
"Je ne sais pas, je retournerai chez mon père à Grenoble"
A cette époque je n'étais pas encore entré en conflit avec le compagnon de Odette. Une réalisatrice partageait notre amitié et nous aimait d'un égal amour. Je lisais également la presse du mouvement Cargo.
Je n'ai jamais pu rencontrer les membres de ce collectif qui milite pour un revenu minimal garanti égal à trois fois le montant du RMI, et sans surveillance sociale, sans prise en charge par des éducateurs, sans prise en charge dans des stages de nettoyage, de montage virtuel, ou d'autres crétineries culpabilisantes et dévalorisantes pour les participants
Enfin à la suite d'événements extra conjugaux qu'il n'a pas lieu d'évoquer( pour l'instant), je me suis résolu à prendre une nouvelle fois contact avec Odette.

l'appartement
C'est un appartement néo soixante huitard. Des affiches de la Révolution passées sont punaisées. Les verres sont rangés par ordre de taille décroissante au-dessus de l'évier.
Odette affirme qu'elle n'a qu'une demi-heure devant elle et qu'elle devra s'en aller dans au maximum une demi-heure.
Nous prenons place sur le canapé jaune ( c'est un canapé jaune).
Je prends un stylo. Elle allume une cigarette.
"La dernière fois que je t'ai vue chez Paul, tu as affirmé que tu ne voulais plus chercher du travail, j'aimerais que tu m'expliques la raison de ce refus, je pense que cette explication pourra rentrer dans le cadre de mon journal autofinancé et autodistribué que j'écris en compagnie d'une réalisatrice commune et amie qui partageait mon amitié pour Paul et pour toi, je crois savoir qu'elle t'aime beaucoup et qu'elle t'apprécie, nous vendons ce journal pendant les projections que j'organise et j'espère que tu ne seras pas fâchée contre mon article, je ne prétends pas être différent des autres, je ne cherche pas à t'humilier, je ne veux pas semer la discorde, je cherche simplement à réfléchir sur le sens de nos vies, peut être est ce que je devrais aller vivre en Israël, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée d'aller vivre en Israël, je pourrais peut être organiser des projections dans un des derniers kibboutz autofinancés dans le Néguev, je me sens étranger ici, les femmes luttent entre elles, et moi je crois que j'attise certaines flammes, et je pense que l'erreur vient de notre désir de nous enrichir, de conquérir, d'o mon intérêt pour ta déclaration concernant ton refus de travailler
"Je n'ai pas dit que je ne voulais plus travailler, j'ai dit que je n'avais plus le temps de chercher du travail. Je tiens à finir le montage de mon film
"C'est donc pour cette raison que tu ne cherches pas du travail comme camerawoman?
"Exactement, je trouve juste que les ASSEDIC me permettent de finir mon montage, les chaînes de télévision ne veulent pas diffuser mon film, ils vont le qualifier de "chiant"(1) et j'estime avoir le droit de m'exprimer
"Donc tu es prête à t'enfermer de nouveau dans la structure hiérarchisée et oppressante d'un tournage officiel quand tes ASSEDIC arriveront à leur terme?
"Il ne faut rien exagérer, je préfère être camerawoman que vendeuse dans un supermarché. Je suis venue à Paris avec l'idée de réaliser des films. J'ai fait des petits boulots et puis ensuite j'ai réussi à devenir stagiaire caméra, puis assistante, puis cadreuse. Ce cursus professionnel devait dans mon esprit déboucher sur des contacts qui m'auraient permis de passer à la réalisation
"Et que dit ton entourage lorsque tu affirmes que tu veux finir ton film et que tu ne réponds pas aux demandes de tes éventuels employeurs, il est en effet évident qu'en ne disant pas que tu es sur un autre tournage, tu risques d'être rayée définitivement des plannings et de passer pour une camerawoman peu fiable et qu'il importe donc d'exclure de la profession, les engagements professionnels doivent être tenus, sinon il est impossible de tourner des films, c'est évident
"Ils disent que je suis folle et que j'ai un loyer à payer
"Tu n'envisages pas d'habiter dans un squat
? Tu pourrais vivre avec moins d'argent et tu aurais ainsi la possibilité de tourner et de diffuser tes films dans les bistrots de quartier que personne ne connaît sur des écrans de télévision de 44 cm non portable?
"Je ne veux pas te décevoir, je ne suis pas aussi radicale que tu le crois, je n'ai plus le courage de vivre dans un squat, et j'ai besoin d'électricité pour faire fonctionner ma table de montage
"Bref si tu ne vends pas ton film, tu rechercheras du travail comme camerawoman?
"Oui
"Tu ne vis pas cette situation comme un échec?
"Non
"Pourquoi?
"J'aurai essayé de mener à bien mon travail de réalisatrice et je ne suis pas angoissée par ma vie
"Et Paul comment vit il cette situation?
"Il s'angoisse... Il est passé chez moi hier soir, je lui ai montré un premier bout à bout et il m'a dit de tout recommencer... (elle sourit).
"Pourtant Paul a réalisé un documentaire sur des squatters heureux, il avait donc bien dans l'idée de renoncer à un certain confort afin de rejoindre les rangs de la résistance en lutte contre le totalitarisme du fascisme rampant des chaînes de télévision?
"Je ne veux pas parler à la place de Paul. Je pense que Paul est dans une autre logique que la mienne, il veut réaliser les films qu'il a envie de réaliser et être payé pour sa réalisation
"Bien sûr, c'est un syndicaliste".

l'ascenseur
La porte de l'ascenseur se referme
"En tout cas je continuerai mon film jusqu'au bout" dit Odette.
La lumière de la veilleuse de l'escalier s'éteint.
Un baiser rapide sur la joue.
Odette monte rapidement dans son auto. J'enfile rapidement mon écharpe. Odette est désolée. Paul l'attend.
Ils ont rendez-vous dans un cinéma d'Art et d'Essai subventionné par la Ville de Paris.
Ils ne m'ont pas proposé de les rejoindre dans la salle de cinéma d'Art et d'Essai subventionné par la Ville de Paris.


(1)Note de la rédaction : à noter à ce sujet l'excellente programmation des festivals du Film Chiant organisé par les films du crime et du châtiment


suite TOUR DE TABLE...

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