//:retour@SANS-


Interview de Jean Douchet
version brute ou version courte...


Jmm : peut-on parler de renouveau du cinéma ?

Jean Douchet : C'est un phénomène courant en art : vous avez les époques classiques, les époques maniéristes ou flamboyantes, baroques, après, de cela, renaît quelque chose. Le mouvement, qui était assez sensible il y a 5-10 ans, de capitalisation du cinéma précédent, du côté alimentaire des imaginaires des autres, commence à disparaître, on recommence à reconstruire quelque chose à partir de cela. C'est assez sensible dans tous les cinémas du monde avec toutes les directions possibles, je suis frappé du nombre de directions que prend le cinéma dans différentes parties du monde : on peut parler du Dogme, de Kiarostami, des cinémas asiatiques, le cinéma américain qui devient multiple, ce qu'il n'était pas avant entre le cinéma bien cadré d'un côté et le cinéma indépendant et marginal de l'autre, tout ça se mélange de plus en plus… il y a véritablement un besoin de reconstruire un discours, une écriture, une pensée, et je crois aussi que c'est lié à un besoin plus général, plus politique et sociologique : l'inquiétude ressentie face à un monde dont on ne percevait plus les règles, puisqu'il était complètement déréglé, on commence à s'apercevoir qu'il y a quand même un combat à mener et que cela va se traduire par des films, et dans ce combat il y aura aussi des films fait par des gens qui sont pour le système, ce sont deux combats, ou contre, ou pour, on en revient un peu à la guerre froide, même si ça se passe autrement. Il y aura, c'est symbolique, le camp Spielberg, et le camp Kiarostami, qui veulent détruire le cinéma content de lui et contestable, qui joue sur une certaine bassesse du regard du spectateur.

Le cinéma qui coûte cher n'est pas un crime, on peut en faire ce qu'on veut, je pense à De Palma, ou Coppola, qui sont assez stupéfiants pour cela, mais ce ne sont pas non plus ces cinéastes là qui ont le plus de difficultés avec le système, ceux qui n'ont pas de difficultés avec le système, ce sont ceux qui font leurs films chers pour assommer le public dans tous les sens. Les autres cinémas sont de plus en plus divers, et là où la deuxième vitesse peut prendre le pas sur la première, c'est que sa multiplicité fait qu'il y a de plus en plus de gens qui intéresser par ce cinéma-là. Le problème, c'est que si on peut diffuser le maximum de films qui étaient indiffusables auparavant, ça va terriblement bouillonner dans le culturel.

Je suis pour le cinéma de connaissance, le cinéma est fait pour faire connaître, c'est son origine scientifique, ou bien le cinéma est fait pour distraire et divertir, ce qui en soi n'est pas mauvais, il n'y a pas de raisons d'être contre, mais dans le divertissement on peut très bien atteindre à la connaissance, quelqu'un comme Hitchcock l'a très bien montré, ce n'est pas du tout incompatible, ce qui est inacceptable, ce sont des gens qui refusent totalement le phénomène de la connaissance et qui veulent imposer une idéologie et une vision du monde… c'est ça dont parle Kubrick dans son dernière film : comment nous sommes contaminés, cancérisés par l'argent, jusque, excusez-moi l'expression, dans nos couilles, on est détruit, ce n'est pas vrai qu'il y a des instincts, nous sommes des produits de société jusque dans nos parties les plus intimes, nous sommes liés à l'argent, ce qui se traduit dans le film par la lumière, la lumière est l'incarnation de l'argent tel que les sociétés maintenant rêvent le monde, on est détruit par ces scintillements, et je suis très content que ça ait déplu aux américains car ils ont du le sentir.

//:retour@top

Jmm : croyance / hémoglobine
JD : c'est très étrange car on en revient à la période 1907-1910, quand la surprise du cinéma commence à s'émousser, et où il n'y a plus que le jeu des trucages qui, a priori semble encore amuser le public, immédiatement après il y a Griffith qui va montrer que le cinéma est d'une toute autre envergure. Aujourd'hui, la surenchère des effets spéciaux, le virtuel, etc., c'est vain, en soi il n'y a aucun procédé qui soit mauvais, on peut très bien faire un film totalement virtuel et en faire un très grand film, simplement, tout dépend de la pensée qu'il y a derrière, or actuellement c'est purement commercial, et donc ça n'a aucun intérêt, on assomme avec des films qui coûtent toujours plus cher, et ça va forcément un jour se casser la gueule.

Jmm : Daney, cinéphilie, culte, fétichisation
JD : la connaissance aujourd'hui se réduit à la fétichisation du film lui-même : on connaît toutes les répliques, on les sort en même temps que les acteurs… c'est une sorte de ridiculisation du film, tout en faisant semblant de lui vouer une adoration extraordinaire. Les jeunes d'aujourd'hui n'ont pas vu les films comme nous en salles en 35mm mais en vidéo, mais ils ont un rapport possible au cinéma qui redevient franc, intéressant ; C'est vrai qu'ils ne croient plus au cinéma, ils en connaissent tous les trucs, zooms, travellings, etc. donc ils vont chercher la surenchère technologique d'effets spéciaux, ou bien au contraire retrouver des éléments de vérité qui les intéressent, en même temps il faut que les cinéastes prennent en charge le fait que le public n'est plus vierge, voire blasé, il faut lui redonner un regard. Quel est votre regard, à quoi va-t-il servir ? Si c'est pour acheter du sensationnel, de la marchandise, votre regard est immonde.

Le monde va à sa catastrophe, si le communisme est mort en se brisant sur le mur de Berlin, je suis presque persuadé que le capitalisme se brisera sur le mur de l'argent, de son propre argent, et à force d'aller comme ça dans le vide, il y a un moment où ça risque de provoquer des tonnes de déséquilibres et ça se traduira de façon visible, cinématographiquement parlant, le public est conscient de cela, un jeune d'aujourd'hui est hanté par le chômage, il a un regard sur le monde, et il faut que quelqu'un lui projette sur un écran quelques-unes de ses angoisses, questions.. même s'il ne veut pas les voir reproduit d'un point de vue naturaliste comme dans sa vie quotidienne. Rosetta par exemple, qui n'est peut-être pas un chef d'œuvre, est un film intéressant, car là beaucoup de gens se reconnaissent dans ce personnage, excessif mais qui dit ça, il y a un regard, un effet, un style, c'est une Palme d'Or à Cannes par rapport à des films beaucoup plus prestigieux. Il y a possibilité à l'intérieur même du cinéma, par nécessité artistique, d'aller à contre-courant de la pensée dominante, qui est la pensée du fric.

Si on veut être totalement indépendant, il faut en revenir au cinéma purement expérimental, prendre bien évidemment une caméra numérique, ou vidéo, et filmer pour trois francs six sous. L'expérimental peut être travailler avec les plus gros moyens, c'est aussi une possibilité d'écriture. A partir du moment où un metteur en scène comme Lars von Trier peut arriver à ça, c'est qu'il est arrivé à attirer les capitaux, on est malgré tout dans un système où l'œuvre d'art est une marchandise, évaluée en terme de marchandise, et ça peut être une bonne, ou une mauvaise œuvre. Tous les cinémas peuvent exister, sauf que dans les dix ans qui viennent, s'il n'y a pas de transformation de la diffusion des films, il n'y ait plus de cinéma indépendant. Soit que les salles s'équipent pour diminuer les frais de distribution (tirages de copie, location de la pellicule, frais d'envois, assurance…), le vrai problème sera de comment faire connaître à un public potentiel les œuvres qui vont passer, et leur donner le désir de voir ces œuvres. Les grandes productions ne connaîtront pas ce problème, puisqu'ils provoquent déjà la culpabilité des gens qui n'ont pas été les voir.

//:retour@top

Jmm : mais c'est aussi le problème de la critique, qui ne s'engage pas sur ce terrain-là, ne défriche pas et se contente d'aller aux projections de presse.

JD : c'est que le système devient fantomatique, vous avez toute la structure, mais il n'y a plus rien dedans. Prenons le problème des multiplexes, c'est de la folie, de la bouillie au chat : on fait semblant de vous donner des films avec des titres, mais en fait vous payez, pendant ce temps-là, les petits films sont quasiment éliminés, et s'ils sont récupérés par ces salles-là, c'est pour mieux les éliminer, et les multiplexes vont se perdre eux-mêmes à ce jeu-là, c'est le phénomène de l'ogre, il y a toujours un moment où l'ogre se détruit. Ce qu'on attend tous, ce sont les véritables nouvelles possibilités de diffusion des œuvres, ça n'enlève pas le problème de la promotion, mais il n'y a plus le coût physique, et ce sera aux critiques de faire leur travail, c'est aussi ce que devraient faire les fédérations et tout ce qui concerne l'art et essai, aller combattre pour… L'idéal serait cela, la réalité c'est qu'ils sont de plus en plus frileux et qu'ils ont peur parce que leur marchés ne cessent de se restreindre, qu'en plus les auteurs qu'ils ont défendus, une fois connus, passent forcément dans l'autre circuit, donc ils sont aussi non récompensés de leur travail, c'est encore le mur de l'argent et ils se trouvent dans une position inconfortable. S'il y a une possibilité réelle de diffusion, à égalité, de tous les produits, on aura une chance. La force des majors américaines, c'est d'avoir en main toute la distribution, ils ont les grossistes, et les détaillants, et donc contrôlent le marché, c'est de l'ordre du monopole, mais ça ça peut se détruire.

Jmm : la critique est dans ce même rapport d'ogre
JD : on est à la fin d'un système où tout le monde protège tout le monde tout en ayant l'air de vouloir étouffer les autres, même si ça peut être protecteur de pas totalement l'étouffer. Changer les modes eux-mêmes de production, distribution, diffusion et de vision, tout va s'écrouler, il n'y a jamais eu dans l'histoire de l'humanité une invention qui ne trouve pas immédiatement son utilisateur dans son sens le plus fort, au cinéma c'est très net : le cinémascope c'est Nicolas Ray, le zoom c'est Rossellini, la pellicule ultrasensible Godard, etc. Dès que vous avez installé un système de diffusion par câble, satellite, ça va tout changer !

//:retour@top

Jmm : la vidéo et le numérique vont bouleverser la donne
JD : je donne pas 10 ans avant qu'il n'y ait une révolution totale dans le système, la fin de l'an 1000, du millénaire, est en train de se produire aussi dans le cinéma, maximum 15 ans ce sera une révolution. Je pense qu'il y aura encore des salles de cinéma : le théâtre n'est pas mort même si le cinéma l'a tué. Les cabines de projection risquent de disparaître, on pourra recevoir les films chez soi, les écrans sont de plus en plus grands et de plus en plus plats… comment voulez-vous que résiste le système actuel ?

Il va y avoir un énorme bouleversement, on va en revenir à des techniques anciennes, et le grand cinéma a toujours été artisanal, même si ce n'est pas suffisant, il ne faut pas non plus rester dans son propre système, si vous prenez les Straub, qui sont des modèles de production autonome et auto-gérée, ils arrivent à une perfection absolue dans leur système, mais aussi un manque d'ouverture au monde, la respiration c'est important, en restant fermé sur soi-même l'air se raréfie, même si c'est passionnant, c'est bouclé.

Jmm : Godard incontournable ?
JD : Je pense que Godard est le cinéaste incontournable, qu'il est le plus grand cinéaste de la fin du siècle, mais c'est aussi le plus grand artiste vivant tous arts confondus, voilà un cinéma de connaissance, un cinéma extraordinairement ouvert, ce n'est pas que tout ce qu'il fait doit être pris au pied de la lettre, ce n'est pas la Bible, mais il est bon de se plonger dans son système pour en sortir, il y a tellement de possibilités offertes par Godard dans ses recherches qu'on peut repartir ailleurs, mais sa pensée de l'image est la plus belle qu'on ait faite dans le cinéma, et tous les arts plastiques.

//:retour@top

Jmm : aujourd'hui y'a des gens qui digèrent ?
JD : ça se fait lentement, Godard a 25 ans d'avance, il faut attendre, le public des films de Rossellini fuyaient la salle à l'époque, en particulier la période avec Ingrid Bergman. Aujourd'hui il y a Hou Hsia Hsien, Kiarostami, Coppola, de Palma, Cronenberg aussi, en France il y a des révélations mais pas encore de grandes confirmations, Desplechin…

Jmm : le documentaire
JD : On en revient au besoin de cinéma de connaissance, Comolli et d'autres, il y a une vraie question à partir du documentaire qui se fait sur le cinéma : quelle image, quel regard ? la caméra n'a qu'un œil, cet œil doit avoir un regard, quel est ce regard ?

Jmm : vous êtes plutôt confiant sur la capacité des spectateurs à suivre cela et retrouver la croyance ?
JD : si vous acceptez que le spectateur soit partie prenante du film, tout est possible, si vous faites du spectateur quelqu'un qui est là parce qu'on veut lui faire rendre gorge et lui prendre un maximum de fric, le public est au fond, comme tous les êtres humains, est intelligent, il peut être un peu lourd, mais il y a de l'intelligence, ou bien vous exhumer cette intelligence, ou bien au contraire vous allez vers la paresse inhérente à tout être humain et donc vous abrutissez et abâtardissez son intelligence…

Jmm : le cinéma interactif
JD : c'est ce qu'il y a de pire, c'est du faux, vous offrez à des spectateurs l'idée qu'ils connaissent le cinéma et que vous allez jouer sur les images et montrer votre pouvoir de création, les choix sont faits d'avance, c'est comme n'importe quel quizz…


Propos recueillis par Jean Marc Manach.

+ version courte...

//:retour@top
//:retour@SANS-