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Le phénomène de l'ogre
Propos de Jean Douchet
+ version longue...

On le surnomme le " Socrate du cinéma "... entré aux Cahiers du Cinéma du temps de sa splendeur, quand la revue mythique préfigurait la Nouvelle Vague et faisait du cinéma le 7ème art, Jean Douchet a fait de la critique comme d'autres se sont faits cinéastes, et, aujourd'hui encore, il fait partie des plus grands. Nous lui avons demandé ce qu'il pensait du devenir du cinéma.

Je suis frappé aujourd'hui de voir le nombre de directions que prend le cinéma dans différentes parties du monde : on peut parler du Dogme, de Kiarostami, des cinémas asiatiques, du cinéma américain qui devient multiple alors qu'avant il n'y avait qu'un cinéma bien cadré d'un côté et un cinéma indépendant et marginal de l'autre, aujourd'hui tout ça se mélange de plus en plus, et cette multiplicité fait qu'il y a de plus en plus de gens qui s'intéressent à d'autres façons de faire et penser le cinéma… Il y a véritablement un besoin de reconstruire un discours, une écriture, une pensée. Je crois que c'est aussi lié à un besoin plus général, plus politique et sociologique : on commence à s'apercevoir qu'il y a un combat à mener, et on en revient un peu à une forme de guerre froide en un sens. Il y a, c'est symbolique bien entendu, le camp Spielberg avec des gens qui font des films dans et pour le système, et puis le camp Kiarostami, qui veut détruire ce cinéma content de lui et contestable puisqu'il joue sur une certaine bassesse du regard du spectateur.

Le " public " est intelligent et comprend bien plus que ce que l'on croit

La force des majors américaines, c'est d'avoir en main toute la distribution, ils ont les grossistes, les détaillants, et les médias qui culpabilisent les gens et en particulier les jeunes qui n'ont pas été voir leurs films. Donc ils contrôlent le marché, mais c'est de l'ordre du monopole, et ça ça peut se détruire. Le cinéma qui coûte cher n'est pas un crime, on peut en faire ce qu'on veut, mais on n'est pas obligé pour cela d'assommer le public dans tous les sens. Le " public ", comme tous les êtres humains, est intelligent, il peut être un peu lourd voire balourd, mais il comprend ou saisit bien plus que ce que l'on croit. Ou bien vous activez cette intelligence, ou au contraire vous encouragez, flattez la paresse inhérente à chacun, et donc vous abrutissez, abâtardissez son intelligence…

De ces gens qui veulent imposer une idéologie et une économie totalitaire

Je suis pour le cinéma de connaissance : le cinéma est fait pour faire connaître, c'est son origine scientifique, mais la connaissance aujourd'hui se réduit à la fétichisation du film lui-même : on en connaît toutes les répliques, on les sort en même temps que les acteurs… c'est une sorte de ridiculisation du film, tout en faisant semblant de lui vouer une adoration extraordinaire. C'est très étrange car on en revient à la période 1907-1910, quand la surprise du cinéma commence à s'émousser et qu'il n'y a plus que le jeu des trucages qui, a priori, semble encore amuser le public. Immédiatement après il y aura Griffith pour montrer que le cinéma est d'une toute autre envergure. Les jeunes d'aujourd'hui n'ont pas vu les films comme nous en salles mais en vidéo, ils ne croient plus au cinéma comme c'était le cas auparavant, ils en connaissent tous les trucs, zooms, travellings, etc. donc ils vont chercher la surenchère technologique des effets spéciaux. Le cinéma peut aussi être fait pour distraire et divertir, ce qui en soi n'est pas mauvais, il n'y a pas de raisons d'être contre, mais dans le divertissement on peut très bien atteindre à la connaissance -quelqu'un comme Hitchcock l'a superbement prouvé-, ce n'est pas du tout incompatible, ce qui est inacceptable, ce sont des gens qui refusent totalement le phénomène de la connaissance et qui veulent imposer une idéologie et une vision du monde dans le sens d'une économie totalitaire…

Il y a toujours un moment où l'ogre s'autodétruit

Aucun procédé n'est en soi mauvais, on peut très bien faire un film totalement virtuel et en faire un très grand film, simplement, tout dépend de la pensée qu'il y a derrière, or actuellement c'est purement commercial, et donc ça n'a aucun intérêt, on nous abreuve avec des films qui coûtent toujours plus cher, et ça va forcément un jour se casser la gueule. Les cabines de projection risquent de disparaître face aux systèmes de diffusion par câble ou satellite, les écrans sont de plus en plus grands et de plus en plus plats, on va pouvoir recevoir les films chez soi, les modes de production, de distribution, de diffusion et de vision des films vont être bouleversés par les nouvelles technologies… comment voulez-vous que résiste le système actuel ? La caméra n'a qu'un œil, cet œil doit avoir un regard, quel est votre regard, à quoi va-t-il servir ? Si c'est pour acheter du sensationnel, de la marchandise, votre regard est immonde. Si vous acceptez que le spectateur soit partie prenante du film, tout est possible, si vous faites du spectateur quelqu'un qui est là parce qu'on veut lui faire rendre gorge et lui prendre un maximum de fric, vous devenez un ogre, et il y a toujours un moment où l'ogre s'autodétruit.


Propos recueillis par Jean Marc Manach.

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