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Travail, Famille, Mairie
de Pierre Merejkowsky


"Non" dit l'ami de Effe.
"Non" répète l'ami de Effe.
"Je ne peints pas des oreilles" ajoute l'ami de Effe. "Je n'ai jamais eu envie de peindre des oreilles. J'ai envie d'être reconnu, après ma mort, je serai reconnu, j'aurai des millions et des millions de francs euros post mortem" complète l'ami de Effe
Je pose une question. J'ai posé une question. Les femmes juges ne répondent pas à ma question. Le limonadier se gratte l'oreille gauche. "Les oreilles nous écoutent" répond l'ami de Effe
"Nous sommes les rebut de la société" dis-je sans hésiter
"Je ne suis pas le rebut de la société, la société un jour reconnaîtra mon talent, toutes les femmes seront à mes pieds, reprend l'ami de Effe
"J'ai reçu une lettre signée de la main du Maire, je ne tiens pas à me griller avec le Service de l'Action Culturelle, c'est un point définitivement acquis, et je ne protesterai pas publiquement
"Nous sommes tous responsables de l'énoncé de nos culpabilités
"La condition humaine nous impose de nous laver nos deux oreilles, je me lave les pieds, les mains, les dents, les oreilles avant de me coucher près de la mère de notre nouveau-né né
"C'est la première bonne nouvelle de la journée, il faut savoir s'abstraire des condition humaine, tout espoir n'est pas aboli
"Je ne milite pas pour la résurrection des espoirs de l'humanité. Je n'exerce pas la profession de psychanalyste, ni de prophète
"Je ne veux pas te pousser dans tes retranchements, je n'ai pas d'opinion bien arrêtée relative à la question de la composition externe et interne des oreilles
"Je ne céderai pas, mes convictions m'honorent, je ne suis pas un raté
"Tu as de la chance
"Pourquoi ?
"Vous attendez un enfant
"Il aura deux oreilles, c'est une affaire entendue et cette affaire entendue ne te concerne pas. Je n'ai jamais essayé d'empiéter sur tes choix artistiques, je te prierai, s'il te plaît de noter définitivement ce fait
"Je t'envie, tu ne payes pas de loyer et les femmes te proposent de mettre des enfants au monde
"Je ne renoncerai pas à mener mes projets jusqu'à leur terme, même si la réalisation de mes projets me conduira inévitablement à rompre le cours monotone de nos entretiens. Tu ne m'écoutes pas. Ma mère ne m'écoute pas. Mon ami psychiatre ne m'écoute pas. Vous ne m'écoutez pas. Vos deux oreilles ne vous sont d'aucune utilité.
"Je peindrai peut être un jour une oreille, une seule et unique et gigantesque oreille, immense, tellurique, et ainsi, je me réconcilierai avec le monde, avec ma propre identité.
"Le Maire m'a écrit une lettre signée de sa main. Il a deux oreilles. Il tient à assurer par tous les moyens sa réélection. Il écoute certains de ses solliciteurs. Je n'envie pas sa position, la sélection par l'ouïe est une sélection qui impose une immense volonté, j'avoue que je n'ai pas cette volonté
"Le Maire t'a écrit une lettre signée de sa main, la mère de votre enfant t'aime, elle te désire. Tu n'es pas le rebut de la société
"Je n'ai pas envie d'être désiré, j'ai envie d'exister.
"Nous devons vaincre la mort
"La liberté n'existe pas sans les hypocrites sollicitations de notre entourage
"Je croyais que tu ne supportais plus notre monotone hypocrisie
"J'ai été manipulé, cette question d'oreille est désormais dénuée de tout fondement. Il est temps d'accepter de regarder et d'écouter les voix multiples de la vérité. Partout, ici, là, des oreilles, des milliards d'oreilles nous écoutent dans la rue, dans les transports en commun, dans les cafés, dans le Service des Affaires Culturelles dépendantes de l'Autorité du Maire. Je ne veux plus être écouté. Je leur nie le droit de m'écouter, de me juger, de m'ausculter, de m'auditionner. Nous ne voulons plus être auditionnés par des autorités administratives, célèbres, ou anonymes. Je rédige des notes d'intention importante, je ne suis pas un parasite, nous serons écoutés, leur réélection dépendra de notre écoute, nous ne sommes pas les rebuts de la société. J'ai été manipulé
"Par qui ?
"Je suis incapable de m'abstenir de décrocher le téléphone lorsque sa sonnerie retentit dans la pièce ensoleillée que ma mère met gratuitement à ma disposition
"C'est une simple écoute sociale, voir de convenance diplomatique
"Je suis sous la totale dépendance des femmes et des hommes qui me téléphonent, et que j'écoute. Je ne peux pas vivre sans l'espoir de recevoir un coup de téléphone au cours d'une journée
"J'aimerais vendre mes tableaux à un riche mécène
"Les mécènes ont été remplacés par des oreilles attentives qui prennent le temps de nous écouter.
"Les mécènes ne prennent plus le temps d'écouter les créateurs
"Les mécènes prennent soin de leurs deux oreilles Leurs deux oreilles sont grattées, enroulées, fixées définitivement sur leurs lobes. Elles sont à jamais immortelles
"Tu devrais téléphoner à des responsables de grande société, le Service culturel ne contrôle pas toutes les oreilles de nos responsables
"L'audition même passagère d'une sonnerie d'un téléphone m'est devenue insupportable. Je suis incapable de solliciter une écoute attentive. Je n'ai pas pu m'opposer à la venue au monde de mes enfants, j'ai été le jouet de ma propre écoute, j'ai entendu des voix, des voix multiples, des voix féminines, gaies, nombreuses. Elles me répétaient qu'elles m'aimaient, qu'elles ne voulaient pas me quitter. Elles ont accouché de mots, de sanglots, puis elles se sont brisées, et elles ont fini par se taire. Nous ne nous écoutons plus. Nous nous lavons les dents avant de nous coucher. Et je me lave les pieds avant de me lever.
"Cette nuit je ne suis pas arrivé à m'endormir. J'ai écouté la radio
"La radio ne m'écoute pas. Je n'écoute pas la radio. Je ne veux plus t'écouter. Je ne veux plus m'endormir dans le silence. Je me gratte souvent l'oreille droite en m'endormant dans le lit de la mère de notre nouveau-né né. Zède dort sur le dos. Je dors sous une couverture. Les lapereaux bleuâtres cousus sur le couvre lit verdâtre dressent leurs longues oreilles sous des arbres vermillons.
"Je ne suis pas un égoïste. J'aimerai qu'un mécène prenne le temps de nous écouter.
"Les enfants naissent. Les vieillards meurent. Les enfants sont destinés à s'insérer, à se réinsérer. Je n'ai pas su m'insérer dans les silences des battements de mon coeur, des grincements de mes dents, du Vide. J'ai couru, couru dans des trains de nuit, sur des routes nationales, le long de barrière cadenassées. Mes deux oreilles latérales ont écouté les battements silencieux des paupières des mères endormies et j'ai crié pour atténuer les voix intérieures et muettes.
"Mes tableaux ne te parlent pas, c'est sans doute une erreur de ma part
"J'ai déplacé des meubles, collé du papier peint, parlé et reparlé avec les mères des mères, avec les pères des mères, avec les amis des mères, et avec les amants futurs et anciens des mères
"Je n'ai jamais éprouvé le désir de convertir mes toiles en matière sonore, je ne mange pas le pain des mécènes, je préfère être un rebut de la société
"Je me suis renié
"Je ne suis pas jaloux. Je t'écoute. Ce choix implique une attention permanente.
"Le prix de ce reniement m'a été versé. Je ne suis plus confronté au silence, aux silences des oreilles qui m'entourent, aux silences polis de l'Administration des Services Culturelles de la Mairie. La nuit, parfois, notre nouveau-né né pleure
"Ton ami psychiatre n'a jamais apprécié ma compagnie et j'ai toujours accepté d'argumenter en sa faveur
"Zède ne pleure pas, je ne pleure pas, nous sommes très gais, nous sommes très heureux, nous nageons dans le bonheur, notre enfant est né, c'est une grande nouvelle, une nouvelle qui nous remplit de joie, nous avons tous deux la joie d'annoncer que notre enfant est né. Zède compte envoyer prochainement cinquante neuf faire-parts destinés à manifester notre joie commune
"Je suppose que votre enfant est venu au monde en compagnie de ses deux oreilles
"Je ne supporte pas leurs deux oreilles Je ne supporte plus leurs deux oreilles. Leurs deux oreilles nous encerclent, le dimanche, l'après midi, le soir, la nuit. Elles nous cernent. Je ne veux plus être encerclé. Nous avons besoin d'espace. L'homme et l'enfant ont besoin d'espace. Zède envisage de déménager dans un bref délai.
"Nous ne sommes pas les rebuts de la société. Nous sommes les forces vives des déménageurs
"Les oreilles de l'Humanité pendent
"Je ne suis pas un désespéré
"Ils ne connaissent pas le prix de leurs deux oreilles, ils ignorent l'utilisation de leurs deux oreilles. Leurs deux oreilles se dressent de part et d'autre des parois de leurs crânes
"Je n'écoute pas l'intégralité du journal radiodiffusé avant de m'endormir tous les soirs
"Ils ignorent la fonction première de leurs deux oreilles. Une oreille pour eux n'est pas différente de leurs sexes, de leurs bouches, de leurs mains.
"Je ne cherche pas à me différencier de ton ami psychiatre. Nous sommes tous frères
"Leurs deux oreilles s'apparentent à une simple boursouflure dénuée de toute origine
"Je ne suis pas l'origine de tes malheurs
"Ils n'entendent pas. Leurs deux oreilles filtrent les pensées qui les perturbent. Ils sont incapables de se porter garant de leurs opinions Culturelles. Nos mères ne nous écoutent pas.
"Je me porte garant de mes propos
"Ils ne veulent pas prendre conscience de l'état de leur déliquescence avancée
"Je suis un rebut optimiste d'une société en déliquescence
"Leurs deux oreilles suintantes m'oppressent et t'oppressent
"Je ne suis pas un opposant systématique, je suis un peintre
"Leurs deux oreilles empêchent la prise de conscience
"Combien je vous dois, s'il vous plaît ?
"Leurs deux oreilles préfèrent se vautrer dans leurs repas de fête, dans l'audition de leurs cinquante neufs faire-parts, ou dans le meilleur des cas dans l'attente de l'improbable audition des silences de leurs soupirs extatiques
"J'avoue que je n'ai pas particulièrement envie d'être dérangé
"Leurs deux oreilles exercent une pression contre les cris des révoltés. Leurs deux oreilles ne veulent pas se laisser détourner par les plaintes des mourants, par les hurlements des nouveaux-nés nés, par les grommellements des pères adultes, par les rires sournois des femmes murées dans leur silence. Leurs deux oreilles n'ont pas envie de t'écouter. Elles ont envie de se laisser bercer par des paroles rassurantes, par des soupirs, par des chansonnettes, je n'ai pas envie de chanter, je n'ai pas envie d'entendre leurs chansonnettes, je ne suis pas un auteur de chansonnette, ma réinsertion ne prend pas appui sur l'écriture et sur la diffusion de chansonnettes, l'audition d'une chansonnette constitue pour leurs deux oreilles un filtre idéal. La conscience de leurs deux oreilles se satisfait de l'audition proclamée de témoins, de l'audition de parties civiles. Je ne suis pas une partie civile. Leurs deux oreilles se taisent. Leurs deux oreilles ne boivent pas d'eau minérale.
"Combien, je vous dois, s'il vous plaît ?
"L'écoute a remplacé le dialogue, la prise de décision réfléchie et raisonnable. Notre nouveau-né né est né à la suite d'un silence. Ses deux oreilles ont précédé sa naissance. Je ne veux plus être écouté, je ne suis pas une oreille, je mange, je dors, je regarde, je me tais, j'ai pris l'habitude de me taire, mon ami psychiatre et ses collègues psychiatres contrôlent la qualité de notre écoute, les organisations humanitaires ne sont pas à l'écoute des populations sinistrées, la radiotélévisée n'est pas à l'écoute du journal pré enregistré, nous sommes tous à l'écoute de nos filtres auditifs. Nos filtres auditifs nous enferment dans une écoute sereine et provisoire de nos revendications. Leurs deux oreilles se concentrent sur la négation des mensonges qu'encadrent nos rêves, leurs deux oreilles prêtent une écoute attentive aux murmures répétés de la forêt, leurs deux oreilles n'encadrent pas les troncs des arbres de la forêt, leurs deux oreilles se réfugient dans l'écoute plaisante des murmures de la forêt, je ne veux pas écouter les murmures de la forêt, je ne veux pas coller du papier peint dans la future chambre de notre nouveau-né, né, les autorités Culturelles veulent extirper toute forme de discours, le discours est pour leurs deux oreilles la pire des agressions, je ne veux plus leur parler, je ne veux plus caresser le lobe de leurs deux oreilles, mon insertion ne prend pas appui sur une caresse, l'audition de mes propos berce vos angoisses, je n'ai pas envie de bercer les angoisses de la voisine Enne, je ne berce pas notre nouveau-né né je n'exerce pas la profession de pédiatre, je rédige dans la journée des notes d'intention importante, je ne suis pas un médecin, je ne peux pas te soigner, je ne te soignerai pas, je n'ai pas le pouvoir de vous soigner, les artistes culturels ont inventé les murmures de la forêt, je n'invente pas des murmures, je ne suis pas un peintre, je ne peints pas. Je n'ai rien à vous dire.
"Le dimanche, autrefois, moi aussi j'allais me promener à la campagne avec mon ancienne copine
"La terre hurle, la terre gronde, la terre gémit, un grand hurlement s'est levé du fond de la terre, il traverse les océans, les bureaux de l'Administration des Services Culturels de la Mairie. Leurs deux oreilles ne veulent pas entendre cette rumeur qui de jour en jour ne cesse de s'enfler. Leurs deux oreilles se réfugient dans la rassurante audition d'un dialogue, d'un dialogue posé, constructif, d'un dialogue qui s'élabore entre les draps trempés par la sueur de leurs corps, leurs deux oreilles se laissent bercer par l'audition d'un dialogue qui ponctue l'absorption de mets, qui souligne l'importance de l'achat d'un landau, d'un lave linge, d'un sèche linge, d'un camping car, leurs deux oreilles revendiquent la primeur d'un dialogue qui conclut l'audition d'une chansonnette. Vous vous barricadez derrière l'écoute attentive de notre réinsertion. Nous entrons dans la catégorie des écoutés, le personnel des entendants nous reçoit. Ils nous aident, ils agissent pour notre bien, ils croisent leurs mains au-dessus de leurs ventres. Leurs ventres écoutent la revendication de leurs estomacs. Ils mangent, ils se caressent, ils se promènent dans des forêts interminables peuplées par d'interminables murmures de la forêt. Ils se gargarisent de nos écoutes attentives, de l'attention qu'ils nous portent, de nos témoignages.
"Ton attention m'apaise et me rassure, je savais que je pouvais compter sur toi, affirme l'ami de Effe.

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