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Jean Breschand
Réalisateur
Pour autant que je sache, la taxation des télévisions existe
mais la question n'est-elle pas plutôt celle de sa répartition
: est-il normal qu'il n'y ait qu'une seule commission qui décide
de sa répartition ?. On pourrait très bien concevoir de
répartir le budget général sur plusieurs commissions,
ce qui serait une garantie de diversité.
Mais je crois que cette diversité des films est la chose la moins
recherchée par les chaînes de télévision qui
visent au contraire une homogénéité de leur public
et ce qui dans ce public serait le plus petit dénominateur commun,
puisqu'il faut satisfaire chacun. Ce qui ne va pas sans un curieux phénomène.
Imaginons une chaîne thématique consacrée aux livres
: elle va choisir de ne décevoir aucun lecteur et de parler de
tous les genres (le polar, l'autobiographie, le roman espagnol). mais
par souci d'universalité, chaque genre sera pédagogiquement
abordé de la même manière, à partir de ce qui
peut intéresser tout le public de la chaîne. Du coup une
uniformisation est produite et la nécessité ne tarde pas
à se faire sentir de créer des sous chaînes thématiques
: une va être consacrée au polar, l'autre à l'autobiographie,
etc. ce qui ne tardera pas à se ramifier en de nouvelles sous chaînes
thématiques : l'une sera consacrée au polar anglo-saxon
et l'autre au polar français, l'une sera consacrée à
l'autobiographie au 19ème siècle et l'autre à l'autobiographie
en Allemagne, etc. Au final, ce qui menace les chaînes de télévision
c'est le même phénomène de balkanisation que l'on
observe partout dans le monde. La contradiction inhérente à
l'éclatement des chaînes est celle d'une universalité
nécessaire au commerce (le même objet pour tous) et d'une
singularité des spectateurs (chacun ses goûts). Contradiction
insoluble qui entraîne les chaînes dans une course sans fin
que seule une transformation des modes de diffusion va pouvoir contrôler
(pour que le capital ne s'éparpille pas). Relier la diffusion à
internet sera une réponse privilégiée et idéale
pour gérer le principe du pay per view et étudier en direct
les habitudes de consommation du spectateur. Cette évolution est
si inéluctable que personne n'a jamais envisagé de concevoir
des chaînes sur le modèle des hebdomadaires. Sans doute parce
que la presse s'est historiquement constituée sur une différenciation
politique, au contraire de la télévision dont l'ambition
est de s'adresser à tous indifféremment, tous bords confondus.
Or, ce téléspectateur a un nom, c'est le consommateur.
Quant à la lutte pour défendre le statut d'intermittent
du spectacle, il faut reconnaître que ça n'intéresse
que ceux qui sont immédiatement concernés. Les autres sont
trop loin, ils n'en voient pas les enjeux. Pas un mot dans les médias,
aucun article dans la presse qui s'interrogerait par exemple sur l'évolution
de nos métiers vers un prolétariat de la société
du spectacle, mal payé, sans garantie de l'emploi ni de juste droit
au chômage, et soumis à ce qu'il est opportun d'appeler le
travail à la chaîne puisqu'il est rare de faire les films
que l'on veut faire et qu'il est strictement demandé de répondre
à la commande (tel sujet, avec telles images, fait avec tels appareils
et telle équipe, selon tel montage - sinon il faut recommencer).
Chaplin en avait fait un film, Les Temps modernes.
Le drame du syndicalisme c'est qu'il ne défend plus des droits
ni ne se confronte à des lois, mais gère ou tempère
seulement des règlements. Il est vrai qu'il n'échappe pas
à une évolution générale qui fait que, soit
disant citoyens, nous n'avons plus à faire nulle part avec de la
loi mais avec des règlements (et ce n'est pas par hasard que les
chantres du libéralisme réclament une " dérèglementation
").
Un des modèles du genre est la façon dont fonctionne la
RATP, véritable espace hors la loi, dont le règlement a
été mis au point sous Vichy, où la clientèle
(il n'y a plus de voyageurs comme le rappelle Guiguet dans son dernier
film, Les Passagers.) se fait contrôler par des employés
qui sont pourtant des voisins, qui verbalisent les plus pauvres ou les
plus révoltés avec le renfort de la police en civil ou de
la milice maison. De sorte qu'il n'y a plus aucune prise légale
sur un système qui n'est plus que l'administration d'un règlement
- pour le dire autrement, la loi est un universel chargé de régler
le cas particulier ; or, dans la sphère du règlement (qui
devient le nouveau modèle de la démocratie), il n'y a plus
de cas particulier, il n'y a plus que des cas semblables, identiques,
c'est-à-dire un cas unique (on a son ticket ou on ne l'a pas, peu
importe la raison, nous sommes dans un monde du strict fonctionnement,
sans causes).
Les employés ont si bien intégrés cette aliénation
qu'ils font grève quand un policier meurt d'un accident médical
mais continue leur train-train quand la " sécurité
" de la " clientèle " est en cause. Ce n'est plus
leur problème, comme s'il était sous-entendu que la catégorie
" clientèle " qui fait fonctionner le système
global, le bien nommé " réseau ", n'avait qu'à
se syndiquer de son côté, comme le sont par ailleurs les
policiers. De sorte qu'on se retrouve face à un éclatement
(une balkanisation, là aussi) de syndicats correspondant chacun
à une fonction (et à une tendance) différente au
sein d'un unique réseau.
Comment, dans ces conditions d'atomisation des intérêts de
chacun, un syndicat peut-il réinventer ses modes de pensée,
ses moyens de lutte, et trouver son efficacité, c'est bien la question.
Les télévisions locales ne savent pas très bien
à quel monde elles appartiennent : à celui de la localité
ou à celui de l'industrie de l'audiovisuel, à celui du monde
politique de cette localité (gérer une image de marque de
la ville) ou à celui du divertissement (du pain et des jeux), à
celui de la médiasphère ou à celui des employés
de ville. à celui de l'industrie ou à celui de la commune.
Et moi quand je fais un film destiné à ce réseau
de télévisions locales, j'espère seulement qu'il
sera diffusé pour qu'il appartienne à un autre monde, celui
de l'imaginaire du spectateur.
L'essor des télévisions locales a été une
magnifique occasion de faire des films qui naissaient libres et égaux.
L'absence d'argent était le gage d'une liberté de travail
inespérée, une bouffée d'air frais, à tel
point que l'on acceptait d'être tous des Shylock, riant et pleurant
enfin comme tout le monde (les hommes libres, de sang noble) et payant
de notre peau l'occasion de faire ce qui jusqu'alors était impossible.
On achetait notre liberté en étant mal payé. Et les
télévisions locales se retrouvaient du jour au lendemain
avec les moyens (la souplesse) de réinventer la télévision
et le spectateur. Mais il semble que sur ce terrain, elles aient manqué
le coche, faute de trouver l'énergie ou la stratégie appropriées,
faute aussi d'en avoir pris le risque politique - pour autant qu'elles
dépendent presque toutes d'un pouvoir politique local qui ne voient
en elles qu'un gadget d'animation ou un relais pour sa propre communication.
D'où le retour à la case départ pour faire du film
de commande mal payé.
Je crois qu'une chose n'a pas été vraiment pensée
à ce moment là, c'est le rapport entre le politique et l'imaginaire
(appelons ça ainsi, faute de mieux), sinon pour le régler
en sens unique.
À la suite du cinéma, l'audiovisuel est une grande machine
fantasmatique qui se retrouve à gérer une hypnose collective
(ce qui est distinct de l'idéologie) de façon ininterrompue,
jour et nuit. Cette hypnose s'adresse à un seul spectateur, je
l'appelais tout à l'heure le consommateur, mais c'est un peu plus
subtile, c'est plutôt celui qui suspend sa conscience, son jugement,
son activité de pensée pour suivre les stimuli qu'on lui
envoie, c'est plus proche d'une conduite d'ivresse (comme la musique dans
les supermarchés) ; en cela il soutient le consommateur (que celui-ci
consomme de l'information, de la politique ou des produits alimentaires),
cette instance indifférenciée, ce lieu commun à chacun
d'entre nous et qui fait que nous nous reconnaissons comme appartenant
au même monde, à la même nation, à la même
europe. L'audimat (une invention des annonceurs pour faire pression sur
les chaînes) n'enregistre rien d'autre. Dit autrement, il ne faut
pas faire de vagues, il faut juguler les écarts, il faut éviter
l'originalité qui est une menace pour ce système de reproduction
du spectateur et de la machine elle-même (c'est pour cela qu'une
émission n'a pas besoin de plaire ou de déplaire, ce n'est
pas à ce niveau que ça se joue).
En termes paranoïaques, on dira qu'il y a un contrôle organisé
de l'imaginaire, d'autant plus que l'audiovisuel et le cinéma sont
des industries de l'image qui coûtent cher. En termes plus ethnologiques,
on dira que toute société organise le contrôle de
son imaginaire collectif, de cet imaginaire qui constitue du collectif,
ne serait-ce que pour persévérer dans son être. En
termes sans nom, on dira qu'il est nécessaire de déborder,
de trouver des chemins de traverse, de ménager de nouveaux espaces
libres si l'on ne veut pas tous mourir asphyxiés, et la machine
avec. Et c'est vrai que je me demande souvent comment faire entendre cela
à l'intérieur des couloirs de notre industrie audio et visuelle.
Au fond, c'est la même problématique que l'on observe à
une autre échelle avec la question brûlante de l'exception
culturelle. En vérité, nous sommes tous des exceptions culturelles.
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