=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-= From: Pierre Merejkowsky Date: Thursday, July 12, 2001, 3:53:52 PM Subject: TEXTE SUR PIERRE MEREJKOWSKY --====----====----====----====----====----====----====----====----====----===-- L'incroyable subjectivité cinématographique de Pierre Merejkowsky. De la démarche artistique personnelle de Pierre Merejkowsky, on pourrait dire en usant ici d'une expression presque péjorative mais sans l'intention de lui déplaire : "Le Pierre, il nous fait beaucoup trop son cinéma". Or ce cinéma là, le sien, tellement fait de lui-même et qu'il entreprend toujours de réaliser avec l'étrange obstination des moyens du bord, pour ensuite le donner à voir dans des lieux de diffusion imprévus, il se trouve que c'est tout de même dans notre regard du cinéma vivant. Et, osons le dire, il s'agit bien aussi dans cette affaire d'atteindre au noyau de l'essence du grand cinéma. Car, de façon virulente chez Pierre Merejkowsky, l'enjeu de l'aventure est le maintien de la réalisation aléatoire d'un cinéma d'auteur aux prises avec la vie, et cela comme une hypothèse nécessairement radicalisée. Pour notre part, nous y sommes encore attachés, parce que nous avons toujours vécu le cinéma comme une liberté concrète, une liberté en acte et que c'est là sa vérité intime. En s'exprimant de manière thématique, le travail insistant d'un Pierre Merejkowsky vient interroger assez directement ce que le cinéma s'efforce d'interroger depuis la fascination de ses débuts : la relation, ou le rapport et le non-rapport, entre la vérité d'une représentation imaginaire et le domaine de la réalité vécue. C'est bien pourquoi, derrière ce que l'on en viendrait trop vite à identifier comme relevant d'un genre mineur, celui d'un documentaire personnel et ce serait là déjà contresens, se joue le rapport essentiel du cinéma et de la vie. C'est pourquoi un tel cinéma n'est certainement pas autobiographique. Il est plutôt, au sens le plus fort de ce mot, bio-graphique. Une bio-graphie. Il s'agit d'une écriture cinématographique de la vie, vécue et non vécue, et non pas de l'autobiographie de son auteur. Au centre de ces vies si diverses qui sont les nôtres, il y a toujours et encore le soi, l'embarras étrangement si difficile pour chacun d'être un soi. Un embarras qui vient à se manifester ouvertement dans le lien opaque et difficile du soi à son soi-même, de ce soi qui me désigne aux autres comme tel, en tant qu'image de moi, et m'oblige à relation avec eux comme un soi bien distinct, qu'ils soient mes amis ou bien des ennemis. Or cette relation aux autres, elle en passe aussi par des ensembles d'images, des dispositions visuelles, y compris dans le cas de la vie sociale la plus ordinaire et la plus commune. Encore, il faut ajouter que pour ce même soi quant à soi, il y a la relation à "la réalité" au delà du périmètre de la vie sociale, à cette terrible réalité qui semble nous environner de sa nasse et nous absenter. Voici donc les thèmes qui forment le pivot spiralique toujours infini, et aussi les axes intransigeants du travail réalisé par Pierre Merejkowsky. Voilà aussi, avancée ici sommairement, la raison pour laquelle l'auteur de cette réflexion critique peut maintenant se permettre de dire de ces films trop incroyables à se risquer d'incertitude, sans avoir à trop les réduire à une obsession biographique, qu'en fait le sujet dont ils traitent y est presque toujours étrangement le même. Un même virtuellement et concrètement en procès dans la dynamique d'un film qui vient à peine le soutenir. Autrement dit, il s'agit dans ces films de la répétition individuelle et collective, sous la forme d'une enquête cinématographique incertaine, et aussi d'un acte subjectif filmique et filmé absolument unique, de l'impossible même à n'être que soi. Il s'agit donc, pour Pierre très certainement, de nous parler d'un Pierre acteur en son action de parole et de film, de nous entretenir de ce lui-même visible et visuel qu'est Pierre, et même de tous ceux-là qui semblent venir à l'entourer dans son acte, convergeant vers son film peut-être par hasard pour y passer en personnages. Mais quel est l'acte ici désigné; de quoi s'agit-il exactement ? Il s'agit du seul acte qui conviennent nécessairement à un film, à un film encore digne de ce nom et ainsi recevable par notre exigence insatisfaite d'art : l'acte de s'agencer comme une fiction d'images sur le crible d'un réel absent, mais en le montrant parsemé d'existence commune. En fait il s'agit de nous montrer non pas ce que nous sommes, ni non plus ce que nous voudrions être, mais où nous en sommes, tels qu'en nous-mêmes nous ne cessons de nous échapper et de chercher à nous atteindre. Pourtant ce soi s'occupant de soi-même, ou ce lui-même agissant au devant d'un soi, n'est jamais filmé par Pierre Merejkowsky sur un mode ordinaire, ne serait ce que parce qu'il s'agit ouvertement de la mise en scène, et en acte, de l'histoire réelle et fictive d'un cinéaste réalisant des films, réalisant comme action l'incertitude du sujet de ses propres films. C'est bien en même temps le personnage de Pierre Merejkowsky comme étant un réalisateur en action qui est le sujet de son film. Par cela, Pierre Merejkowsky nous apparaît très exactement comme le personnage en boucle d'un film de Pierre filmant son propre personnage à travers un film. Comme si l'auteur d'un film poursuivait au sein de ce film dont il est aussi le personnage principal, le personnage d'un auteur qui serait en train de réaliser ce même film . Une telle distanciation est aussi la menace d'une confusion, car si elle s'avère hautement comique et touchante, elle surgit aussi comme dangereuse, révélatrice d'une vérité implicite et dissimulée quant à la réalité ou au réel de ce nous-mêmes dont nous nous targuons d'être les maîtres. La psychologie mise en œuvre dans le travail filmique de Pierre Merejkowsky est une psychologie terriblement objective, trop objective, au point de suspendre la subjectivité à sa comique absence à elle-même. Elle donne à voir, elle montre ce que c'est que de donner à voir le soi, le soi et les autres pris dans des histoires de caméra, de films, de cinéma. De la disposition formelle de ce cinéma, du type de ces films, on pourrait croire facilement qu'il n'est que celui d'un documentaire social. La raison en est que de tels films semblent faits d'une simple enquête sur le réel ordinaire, hasardeux, d'un entourage d'amis du réalisateur, ainsi que sur les relations sociales et les liens figuratifs qui se sont nouées autour du film, ou par le biais du film. Cette impression se trouve d'autant plus renforcée par le médium choisi, l'usage d'une caméra vidéo. Elle parait a priori pour le public toujours plus ou moins liée à la représentation objective de la réalité. Or il faut admettre que ce n'est pas vraiment le cas dans ce type de films. Et si, par définition, on oppose la notion de documentaire à celle de fiction, ici cette distinction ne tient plus vraiment. La fiction soutenue d'un documentaire impromptu sur le soi de sa propre vie vient atteindre la réalité commune et ses sceaux en son cœur, là où elle est puissamment débordée par la fiction, là où elle s'avère elle aussi éminemment fictive car finalement si peu réelle de n'être que ce qu'elle se montre être en sa dérisoire nudité, cela du fait de nous-mêmes et de nos efforts. Cela évidement prête à nous faire rire, de ce rire que provoque une douce comédie à la fois mi-cruelle et mi-amère. Elle est due à l'exhibition de la gêne d'être soi qui surgit subitement quand on nous filme, et c'est pourquoi nous voici assurés du règne d'un certain humour qui ne manque nullement chez Pierre Merejkowsky. Par ailleurs, pourquoi et comment cela se fait-il ? De quoi peut bien provenir exactement l'efficace comique d'un tel effet ? N'est-il pas dû à cela que la prétendue réalité, celle à laquelle nous croyons appartenir réunis tous ensemble et parce qu'on nous impose de le croire, se réduit la plupart du temps à la représentation maladroite et très pauvre qu'on en possède à partir d'un soi esseulé, assuré de son identité à lui-même et de ses intérêts. Lui, ce moi, il est vraiment si misérable quand il se pose en entité souveraine sur le réel et sur le soi, en l'absence de tout acte significatif de singularité. Car la représentation du soi et des autres, de ce que l'on croit être assurément du réel, le réel ou bien la "réelle réalité", en fait tout cela, ce sont aussi des histoires fictives, des images, des attitudes, du jeu, la circonstance éminemment complaisante d'une fabrication sociale. Voire, il peut s'agir encore de quelque chose de bien pire, de l'adhésion implicite et consentie au règne collectif du mensonge. Pour se conserver maintenant identique et protéger l'homogénéité commune d'un idéal social, on adopte le refus consensuel de toute expérience de confrontation vive à l'impossible du réel. Or un tel refus de découvrir notre extériorité dialectique à nous-mêmes et au monde, il vient très certainement nous interdire d'accéder à un authentique souci de justice. Pour contrecarrer ce refus, il faudrait peut-être encore que des films résolument interrogent notre inaptitude à voir. Les personnages de Pierre Merejkowsky n'en sont pas tout à fait. Pour autant ce sont vraiment des amis proches ou bien des gens de la vie, parfois de simples relations rencontrées autour de l'enjeu qu'est la réalisation du film lui-même, c'est-à-dire autour du problème lancinant de la représentation de soi et des choses. Or sont-ils bien des acteurs incarnant un rôle ces gens entrevus à l'image, des personnages dans un film, ou encore des amis filmés en situation et sans véritable scénario ? Oui bien sûr, répondra-t-on, et non par ailleurs, tout autant! Curieusement, ils ne nous apparaissent que presque filmés, comme tels quels et à la limite du réel d'une entreprise filmique. Pourtant ce qu'ils paraissent pour nous être à l'image, ils ne le sont que parce qu'ils sont les éléments d'un film qui comme tous les films ne peut être qu'une fiction, en cela qu'un film n'est jamais du réel puisque il n'est fait que d'images. Et ici la fiction nous raconte l'univers que donne à voir Pierre Merejkowsky autour de lui-même quand il s'évertue à le rassembler dans un film. Pour autant les protagonistes du film ne sont pas encore tout à fait des acteurs, car ils ne doivent jouer ici que leur propre rôle. En ce sens, ils ne composent pas des figures de personnages de cinéma qu'ils nous donneraient à voir de facto comme de réels personnages… Dans un même mouvement, si Pierre Merejkowsky est à la fois le réalisateur et aussi le personnage principal de ses films, un personnage qu'il incarne lui-même, eux aussi, comme protagonistes, tendent de ce fait à devenir peu à peu à la fois ce qu'ils sont eux-mêmes en leur réalité et les personnages filmés d'un film de Pierre… En cela ils ne feraient pas que de minimalement jouer leur rôle, puisque ils sont dans la situation d'être filmés par ce personnage du réalisateur que joue et qu'est Pierre Merejkowsky. Une telle ambiguïté à la fois innocente et surdéterminée ne revient pas tout à fait pour les protagonistes à jouer finalement des personnages composés, et c'est cela qui semble donner au film un pouvoir dynamique et événementiel : révéler à des gens saisis par la logique d'un film leur propre relation au regard au travers d'un jeu. Ils sont ainsi livrés à la représentation à leurs frais, à leurs risques et péril, et donc provoqués dans leur réalité pour qu'elle soit forcée… L'enjeu n'est pas ici celui d'une manipulation des personnes puisque le réalisateur est lui aussi soumis à ce même régime de l'image, à celui d'un "se donner à voir parmi les choses et les gens au sein d'un film". Tout ce travail filmique est porté par des enjeux liés à la vie et comme il relève étroitement de situations vécues, il est donc à la fois en position d'être explosif et productif pour tous ceux qui se trouvent confrontés à lui. Puis-je être encore celui que j'étais avant d'avoir été pris dans cette histoire de film, dans la trame du scénario d'un film de Pierre Merejkowsky ? L'histoire d'un film qui est tout aussi l'aventure du film lui-même et ce qu'il nous en raconte. Comprenons qu'il s'agit de l'impossible mise en scène filmée de l'action d'un film en acte. Puis-je être encore ce que j'étais avant de m'être vu livré à la représentation de moi-même dans un film, au travail de cette représentation ? Nous avons ici affaire à un genre d'analogue social au cinéma de ce que la littérature avait appelé depuis l'œuvre d'un James Joyce: "work in progress", un travail dans lequel la nature de la subjectivité est engagée comme agent et comme matière de l'œuvre. L'œuvre en acte du corps perdu et modifié d'un auteur, pour ainsi dire au fil d'un texte; ici par la loi dynamique des images d'un film et de ce qu'elles montrent, évoquent, provoquent et font entendre, l'investigation incertaine d'un corps social dispersé. Mais pourquoi cela serait-il encore pour nous du cinéma ? Pourquoi est-ce là du cinéma et non pas seulement du vidéo-reportage minimaliste ? Engageons que le cinéma vivant n'est plus nécessairement logé à l'enseigne du cinéma, ni non plus à la télévision, c'est-à-dire dans les circuits de la fabrication et de la diffusion du film. Il réside déjà certainement ailleurs. Risquons-nous alors à proclamer d'une façon très péremptoire ceci: il faut annoncer au public que le cinéma est mort de sa belle mort, parce qu'il est redevenu vivant ailleurs qu'au cinéma. Il est devenu un art clandestin, comme maintenant tous les autres arts dès qu'ils échappent à l'industrie culturelle généralisée. Nous parlons là de la mondialisation du simulacre, de la simulation et du simulacre devenus les normes du vrai. Et si effectivement l'art est lui aussi un simulacre de la réalité, une simulation de la vérité, il ne simule rien car il se contente de donner à voir sans remède. En cela il est l'art du réel et c'est bien ce que Pierre Merejkowsky veut nous montrer : la réalisation d'un film est une histoire réelle avec des acteurs qui sont eux-mêmes d'étranges personnes réelles et il n'est donc pas du tout une simulation… L'art ne vient pas pour dissimuler et tromper, il cache et révèle simultanément ce que tout un chacun devrait pouvoir éprouver en l'absence d'un écran et à travers soi : l'étrange et authentique fausseté du vrai. Elle n'est nullement le mépris de la vérité, mais l'art de refléter intensément, par delà les mensonges de la représentation convenue et par le moyen du recours à l'attrait de la fiction, cela même qui vient trembler et luire de véritable face au réel, dans l'éclatante lumière d'un aveuglement. Les personnages de Pierre ne simulent pas, ils ne sont guère qu'eux-mêmes bien qu'ils soient saisis dans la forme d'une représentation, c'est-à-dire au sein d'une disposition formelle qui agence leur apparition sur la scène du regard. Étant eux-mêmes, ils sont aussi des représentations de soi, c'est-à-dire de pauvres fictions. Des fictions trop bien réelles en cette pauvreté. Là réside l'aspect valeureux et dangereux du cinéma de Pierre Merejkowsky. Voilà pourquoi c'est aussi à sa façon du grand cinéma, et cette fois-ci loin des écrans. Il s'agit d'un grand cinéma en miniature, c'est-à-dire qu'il s'agit d'attraper du réel. Il est impossible de s'y maintenir sans avoir recours aux subterfuges de l'art, voilà bien notre nécessité et les raisons de toutes nos maladresses. Le 22 septembre 1999. Emmanuel Brassat . =-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=-=