Pitié pour les violeurs ?
un.oeil.bien.sur,il.te.parle.et.te.poursuit...

Fallait-il un roi pour réduire les Dutroux ? Le "sursaut moral" auquel, en octobre 1996, Albert II appelait ses sujets traumatisés a l'avantage de désigner le Mal : sur fond de perversion horrifique (le Mal suprême, le Mal en quelque sorte ontologique), corruption des élites laïques, faillite de l'État démocratique, désordre des murs contemporaines, dissolution des vieux principes. Et ça continue à présent en France, avec le démantèlement du réseau niçois. Inaugurant cette croisade, trois cent mile Wallons et Flamands, ressoudés par l'épreuve, avaient battu le pavé l'an passé au nom du cur outragé et de la chair bafouée; l'Église et la Monarchie, hérauts intemporels de la conscience universelle, réinvestirent la citadelle de l'Ordre assiégée par l'hydre sexuel. Il est fatal que violence nous atteigne là même où la douleur point l'occident, mais à dose homéopathique : enfants-martyrs, jeunes filles victimes de la concupiscence des mâles corps sacralisés, sanctifiés par l'innocence, désignés à la compassion du corps social selon un protocole où les médias concélèbrent le sacrifice en connivence avec le peuple : puisqu'il faut expier, que la cause soit pure, I'hostie virginale, la messe totale.

Le drapé moraliste revêtant toujours la bêtise, bête frileuse, c'est sous la rigueur d'un tel climat qu'on en vient à censurer une affiche plutôt pince-sans-rire, mais nullement hérétique en somme, celle du "Larry Flint" de Milos Forman : or, selon le dogme, pas de sacrifice du Christ sans Immaculée conception, pas d'Eucharistie sans Vierge Marie. La matrice de Marie façonne le premier clou de la crucifixion. Dans le même ordre d'idée, les ligues de vertu hérissées par son affiche se chargent maintenant d'organiser la publicité de "Chamanka", le dernier opus hystérique de Zulawski, qui n'avait pas besoin d'un tel service de presse : dans cette projection fantasmatique du polonais prodigue, plutôt lancinante à force de gesticuler, l'omniprésence du coït désamorce toute pornographie, la répétition frénétique de l'acte sexuel en efface le vertige, et l'orgasme quasi abstrait qu'on nous y montre à satiété, paradoxalement, semble au voyeur qu'aimerait bien être le spectateur l'emballement vaguement ridicule d'une machine-à-jouir sans affect : histoire autiste, névrose banale, pulsion privée de vraie charge érotique. Et ça donne un film, dans le fond, d'une pruderie totale à force de déclamer le spasme comme un acteur qui dirait son texte avec emphase. Mais il se trouve toujours des imbéciles pour dénoncer le scandale où, tristement, en place du scandale, il y a la forme du scandale, tout comme, à défaut de sexe, on trouve de la sexualité.

Hors des formes codées de ces dramaturgies qui servent de balise et de produit d'appel idéal aux grands médias, l'exilé Ian Kerkhof se montrait, lui, plus discrètement iconoclaste que ces cinéastes estampillés scandaleux comme de vieux timbres-poste, ou ces innombrables bonnes âmes qui envahissent écrans et chaussées : montré au 14ème Festival de Ouagadougou en 1995, son film "Nice to meet you, please don't rape me" inaugurait, ironie du sort, la participation de l'Afrique du Sud au "Fespaco", développant une élégie acide qui confrontait à une donnée brutale les séquelles de l'apartheid : le viol statistique d'une femme toutes les quatre-vingt trois secondes, soit un nombre affolant de Dutroux en puissance, s'il est vrai que la fin du viol est moins dans le plaisir que dans le meurtre. "Aucun événement qui ne commence sans nous défaire, aucun amour qui ne commence sans nous tuer", constatait-il, en rupture avec le lénifiant consensus du Bien. Béni sois donc Kerkhof entre toutes les femmes.

Autre magnifique rebelle aux figures imposées de la Vertu (l'autre nom du politically correct) : Catherine Breillat. Loin des poncifs, "Parfait amour !" renversait la logique manichéenne qui sépare de façon étanche et mécanique le coupable (le violeur) et la victime (la femme). Le tabou, aujourd'hui, c'est d'interroger les catégories mentales hors des promesses (jamais tenues) des "bonnes intentions". Hors du souci de moraliser, de faire sur toutes choses oeuvre pédagogique. Dans le film, la prétendue véracité de la reconstitution policière d'un viol (prélude à ne pas rater) se trouve ensuite sapée par la rétrospective des circonstances qui y mènent. Catherine Breillat, subtilement mais sans faux-semblant, laissait éclater l'ambivalence des pulsions, même mortelles : sous les espèces d'une femme coupable, en somme, de son propre viol et de sa propre mort. L'amant et bourreau juvénile, instrument de sa propre névrose ! Il est symptomatique qu'une telle "provocation" s'exprime aujourd'hui par la voix d'une femme cinéaste. Non qu'en soi le discours y gagne quelque plus-value intellectuelle ou morale : mais précisément, le revers de la douceur consensuelle, c'est qu'une certaine âpreté (une certaine vérité) n'est désormais plus recevable sous peine d'être assimilée à du sexisme, du racisme, etc. Vivant aujourd'hui, un marquis de Sade ferait les frais d'un tel déni. Seule une femme, au rebours de toute intention "féministe", peut encore oser dire ce que l'homme, lui, doit taire, occulter ou, comme Zulawski, pitoyablement bramer tel un vieux cerf. Le film de Catherine Breillat a été sifflé à Cannes. Cinq ans après "Sale comme un ange", film tout aussi admirable. Un tel désaveu en dit long sur l'obscurantisme ambiant. Qu'importe : le cinéma y a gagné une oeuvre. Catherine Breillat a le projet de réaliser un film porno. Zulawski peut rhabiller ses modèles : Breillat fera bander plus dur.

Qu'on s'entende bien : il ne s'agit pas de légitimer Dutroux, d'instituer une amicale des psychopathes, ou de souhaiter un syndicat des meurtriers d'enfants. Simplement, les mafias pédophiles sont-elles plus horrifiques que les cartels de la drogue parce qu'on touche au bas-âge ? Il faudrait encore rapporter l'inanité merveilleuse du festival de Venise 1996 consacrant une fillette pour ses talents d'actrice, au spleen pathétique d'une société pour qui le sommet de la tragédie se concentre dans un abus sexuel... Si ceux-ci se multiplient dans les médias, ce n'est pas, à l'évidence, qu'ils soient devenus plus nombreux dans les faits; mais qu'ils focalisent désormais, un peu comme naguère les bébés phoques pour le péril des races animales, le sentiment collectif de fragilité morale et de précarité sociale. C'est même, chez nous, la seule tirelire du tiers-monde qu'on accepte encore de remplir. Et encore : un demi-million d'affamés zaïrois peuvent errer dans la jungle des semaines entières sans que le public en soit affecté sous nos latitudes.

Nommer le monstre pour frémir du crime ne serait-il pas un geste plus monstrueux que le geste du crime lui-même ? Les médias édulcorés ont des héros en sucre d'orge : normal qu'ils fabriquent aussi des prédateurs en carton-pâte et des paniques collectives de série-télé. Le dernier Lars von Trier, "Breaking the waves" en disait long, lui aussi, sur la façon dont les bien-pensants tirent l'interprétation vers le contre-sens, pourvu qu'il soit secourable aux bonnes moeurs. On a dit et répété que c'était l'oeuvre d'une conversion, un film d'essence catholique. Pourquoi pas ? Mais l'essentiel est ailleurs : dans la parfaite amoralité de cette sainteté. Dans le désordre de cette intraitable passion (à la fois calvaire mortel, amour fou, sacrifice du corps) qui unit l'innocence absolue et le désir sans frein. Car ici la femme-enfant (jouisseuse sans péché) et l'homme-tronc (impuissant pervers) forment bien le couple finalement consacré par le Ciel. Presque dix ans après "Epidemic", film inouï, méconnu, le réalisateur danois se risque encore dans les replis et les remugles où chair et haine saignent et suent, où la compulsion et le salut s'embrassent. Approche généreuse, au fond, parce que sans tabou ni ressentiment. Mais, platement, on s'en est tenu, s'agissant de "Breaking the waves", à la leçon de catéchisme.

Pour en finir avec ces rapprochements qui tendraient à prouver que si crime et viol ne paient pas forcément, la posture "moraliste" rembourse encore moins les frais, "Tesis", de l'ibérique Amenabar, 23 ans, pourrait faire office de manifeste. La complaisance tartufe de la télévision vis-à-vis de la violence et du cul y est habilement démontée, et de ce rocambolesque scénario autour d'un trafic de "snuff movie" (cassettes vidéos avec meurtre en direct) pimenté de sexe juvénile et maniaque dans une université chic, il ressort que rien n'est plus jouissif, rien n'est plus dangereux, rien n'est plus ardent que la faute. La faute de goût. La fausse note. Au cinéma, aujourd'hui, c'est l'exception. Et pas seulement au cinéma.

 

Rémi Guinard.