URSS censure 1969 : le tournage d'"Espoirs",
de Mikhaïl Kobakhidzé, géorgien de
31 ans, est interrompu. Condamné pour "formalisme",
il est "interdit de travail". L'interdiction
une fois levée, ses projets sont systématiquement
refusés. Il arrive à Paris en 1993
et espère, à 58 ans, tourner
un "second" premier long-métrage, "Variations
sur l'amour".
FRANCE censure 1955 : "Le rendez-vous des quais",
de Paul Carpita, marseillais de 30 ans, est
saisi. Ulcéré, isolé, il ne tournera
plus que des courts-métrages. Réputé
perdu, son film ne sortira finalement qu'en 1990
et connaît un succès international. A
73 ans, il réalise son deuxième long-métrage,
"Les sables mouvants", dont il avait écrit
le scénario 40 ans auparavant.
MK : J'ai tourné dans des conditions très difficiles
: mon film de fin d'études a été interdit, j'ai réalisé
le deuxième par mes propres moyens. Après "L'Espoir",
j'ai été interdit de travail. J'ai été très
surpris de voir qu'en France, pays qui symbolisait pour moi la liberté
d'expression, il y avait aussi des gens empêchés de travailler.
101 : Paul Carpita est-il le premier réalisateur
français "censuré" que vous rencontrez
?
MK : Oui, je suis d'autant plus étonné que ses films
sont plein d'amour envers le prochain. Quelles ont été les
raisons d'une telle censure ?
PC : "Le rendez-vous des quais" a été
réalisé pendant la guerre d'Indochine. Pendant la seconde
présentation publique, la police a fait irruption pour saisir les
bobines, puis ils m'ont arrêté et m'ont dit que le film serait
détruit. Et les vôtres ? Est-ce parce qu'ils donnaient de votre
pays une image non conforme à celle que voulaient les autorités
?
MK : Je n'ai jamais essayé de montrer une image spéciale
de mon pays, c'était une question de création, de forme. Les
autorités avaient très bien compris que je ne me rangeais
pas dans le cadre de l'art défini par l'art soviétique. Ces
gens se sont élevés contre la forme de cet art où transparaissait
la liberté du réalisateur.
PC : En somme, si vous aviez été en France, vous
auriez pu faire vos films, en vous bagarrant, alors que là-bas c'était
impossible.
MK : Oui, ici j'aurais sans doute pu les faire, et vous, vous
auriez peut-être pu continuer votre oeuvre en Union soviétique.
Rires
PC : Non, je ne crois pas.
MK : Je pense que si : comme ils étaient contre la guerre,
un film comme le vôtre n'aurait jamais été interdit,
à condition bien sûr que vous l'ayez tourné sur la France
et non sur l'URSS. Rires...
101 : Vous avez tous les deux été
censurés, mais dans votre cas, Paul Carpita,
il y eut une censure à plusieurs niveaux,
une censure qui ne s'avoue pas en tant que
censure, je pense au silence qui a accueilli
l'interdiction de votre film et qui sanctionnait
peut-être aussi sa forme...
PC : Avant tout, il y a eu la censure gouvernementale due à
la guerre d'Indochine, mais une autre censure s'y est substituée,
celle de la profession : notre film bousculait les normes. Nous avions très
peu de moyens, j'ai fait l'image moi-même, je plantais ma caméra
au cur même des gens, ça donnait une liberté dans le
ton, dans la manière d'appréhender la réalité.
Il n'y avait pas encore la Nouvelle Vague : tourner en décor naturel,
caméra à l'épaule, avec des acteurs non professionnels,
à Marseille en plus, loin de Paris, ça a surpris. On a du
considérer que ce n'était pas un film, car il n'avait pas
été fait en studio. Peut-être ensuite le contexte politique
a-t-il joué : après la guerre d'Indochine c'était l'Algérie,
alors on n'avait pas intérêt à ressortir ce film.
101 : Et vous, Mikhaïl, avez-vous été
soutenu par vos collègues ?
MK : Je n'ai reçu aucun soutien, cela s'est passé
de façon très tranquille. Les gens n'avaient pas le réflexe
de se battre pour obtenir quelque chose. On leur disait faites ça,
et ils le faisaient. L'avantage en France, c'est que vous aviez quand même
les moyens de lutter pour vos idées, tandis qu'en URSS c'était
non seulement impossible, mais interdit. Si quelque chose sortait de l'ordinaire,
personne ne prenait parti, ni n'en parlait, ou même n'évoquait
la chose. C'était un silence volontaire, un désir de ne pas
prendre position, car chacun avait peur pour soi.
101 : Vous avez tous les deux effectué
un travail de recherche sur la réalité.
Ne pensez-vous pas qu'au fond, c'est ce qui
déplu aux censeurs ?
MK : Les raisons des interdictions furent nombreuses et en aucun
cas ne peuvent être comparées à celles de Carpita. Mes
films ne reflétaient pas la réalité dans laquelle je
vivais. J'essayais d'exprimer et de transmettre ce que j'avais dans mon
inconscient. Cela ne plaisait pas à nos autorités mais je
comprends parfaitement que la réalité que Carpita exprimait
ne plaisait pas non plus aux vôtres.
PC : Quelque chose se dégage de vos films qui me
touche beaucoup, peut-être avons-nous des préoccupations communes,
même s'ils semblent très différents.
MK : Là où j'ai pu m'en rendre compte, c'est
dans votre court-métrage la "Récréation"
: pour moi c'est un rêve que j'aurais eu, réaliser un film
comme celui-là. La dimension sonore y est très riche.
PC : J'ai apprécié c'est que vous n'utilisiez pas
une seule parole, vos films sont universels.
MK : J'ai une approche très attentive du son. Il y en a
peu dans mes films. Je voulais qu'il agisse comme une bande musicale. Pour
transmettre un rythme que je ne peux rendre par l'image, je traite les sons
comme des moments du film : je ne veux pas dire qu'en utilisant le son ainsi,
il retranscrit ce qui se passerait à l'image, mais qu'il l'enrichit;
la bande son prend son existence propre.
PC : Vous dites que vous ne vouliez pas partir de la réalité
de votre pays pour la critiquer, cependant, vos films sont une critique,
par exemple quand on voit tous ces gens marcher comme des numéros.
MK : C'est justement après le film auquel vous pensez,
"Carrousel", que j'ai compris que je ne devais plus toucher à
ça, car j'ai été sévèrement "puni".
J'ai trouvé une autre approche : j'ai transmis ce que je voulais
à travers un traitement de l'image totalement différent. Il
faut dire qu'il y avait un langage autorisé de la critique : il fallait
complimenter cinq fois, ensuite vous pouviez émettre une petite critique.
Dans ce film j'avais dit six fois la vérité, la loi ne pouvait
donc pas fonctionner.
PC : Et maintenant ?
MK : Le CNC m'a accordé une subvention pour mon film mais
il faut une coproduction russe : d'abord c'était les élections,
maintenant qu'Eltsine est malade, personne ne peut faire de projets. Je
suis heureux qu'après toutes ces années vous ayez pu recommencer.
PC : J'ai fait "Les sables mouvants" grâce à
un élan de solidarité, car l'équipe était "coproductrice"
du film, il existe aussi une censure par l'argent.
Propos recueillis par Michèle Rollin
Interprète Monique Gaillard, merci à François Vila.