Ce texte prolonge l'engagement de Marcel Hanoun
vers une utopie créatrice, qui deviendrait
commune au cinéaste et au spectateur.
La création, acte de citoyen, acte politique
constant, ne se proclame pas au sortir d'un
désert, au détour du silence. La
rupture du silence n'est pas intermittence de la
création.
Le fracas du cri médiatique ne peut être
interruption de l'oeuvre, mais sa continuité.
La création -au travail- est en soi un
cri de non-obéissance.
Aucune INDIGNATION, à propos de toute réalité conflictuelle
ne peut être exercée utilement par le cinéaste hors
l'énonciation -la première énonciation- qu'il peut
en faire, par tous les moyens audio-visuels dont il dispose. Ces moyens
permettent de mettre en acte une écriture cinématographique
la plus dépouillée, la plus éloignée et la plus
proche de la langue des mots, de la langue parlée.
L'énonciation cinématographique établit le rapport
le plus juste et le plus responsable à l'autre.
Toute indignation ne prendrait valablement forme
que dans une démarche commune au cinéaste
et au spectateur, sans dérive, sans surenchère
ni passion, dans une prise de conscience partagée.
C'est au quotidien et dans une pratique réfléchie, utile,
élaborée, c'est dans le travail d'un questionnement constant
que le cinéaste peut et doit déjà avoir exprimé
ses affirmations, ses doutes, ses réserves, ses affects et ses indignations,
non dans la médiatisation de sa seule parole tardive. La mise en
exergue de cette seule parole n'est souvent que sa mise à plat, son
absence de perspective, sa redondance et son évidement.
Parole non décantée, parole de substitution, défoulement
d'une culpabilisation, parole orpheline, hiatus avec le dire de celui qui
parle.
L'abondance des images comme celle des paroles est souvent remplissage.
La logorrhée d'images ne fait pas le film et sa plénitude.
La force des images est dans ce qui, irreprésentable, structure et
sous-tend le désir du film et son projet.
TRAVAIL est le maître-mot de la création cinématographique,
mot de plus en plus dévalué et désinvesti. Travail
acharné infinitésimal et de tous les instants, travail des
mots, des sons et des images, par le sujet qui les crée, pour le
sujet qui les reçoit, en est travaillé à son tour et
à son tour les travaille encore, travail métaphorique et d'éveil
-pôle éthique-, travail réellement politique.
Le film n'est plus, alors, seulement récupération, alignement
de sons et d'images, représentation vacante, en à-plat, trompant
l'oeil et l'oreille de sa fausse entité. Le dire du cinéaste
n'est plus alors en rupture avec son film.
L'audace d'une oeuvre est de moins en moins
aujourd'hui dans l'audace de l'oeuvre, elle est
dans une périphérie lointaine, dans ce
qui la falsifie, la détourne de son champ
réel et politique, la limite à un
unique et inconditionnel champ médiatique, lui
donne enflure et plus-value.
En principe, aucune interdiction de créer ne s'oppose au créateur
audio-visuel; cependant, beaucoup d'obstacles font barrage à son
désir : en aval, l'obstacle économique de la production elle-même,
en amont, une pré-censure inconsciente, induite par une probabilité
de ne pouvoir mettre en acte un projet original et atypique.
Vouloir et pouvoir s'affranchir de sa propre censure, contourner les
règles d'un système, franchir les barrages de la production,
cela se paie très cher : cela se paie du refus de la diffusion des
oeuvres, cela se paie d'un refus d'informer et du silence qui s'abat sur
la création et sur son auteur, sur son existence même et sur
la reconnaissance nécessaire de son travail.
Le système, et son ensemble constitué, incluant la
Critique, ce système pardonne rarement au cinéaste
son indépendance.
Les vraies censures, les plus dangereuses comme les plus pernicieuses
ne sont pas celles qui se proclament et s'affichent publiquement, avec ambiguïté
et fracas, mais celles qui, à l'insu du Public, par leur non-dit,
interdisent la circulation publique des oeuvres, les rendent illicites et
clandestines ou les mettent injustement en marge. Il est une censure interne
au système qui efface ce qui le met en cause, le dérange,
ce qui est autre, différent, étranger.
Il ne peut davantage être hypocritement parlé
de la pseudo et libre circulation des hommes
alors que la libre circulation de la pensée
est interdite.
Il est difficile, il serait presque méritoire de demeurer libre
de sa création et de vouloir poursuivre et accomplir sa démarche,
de pouvoir conserver le cap de sa cohérence et de son éthique,
de résister. Et le champ de la création est de plus en plus
fermé aux générations nouvelles : elles ne peuvent
aborder la création que dans le carcan d'une mise en condition, celle
d'une homogénéisation de la pensée, "dressage"
qui ne dit pas son nom et qui permet à l'élève de s'identifier
au maître. Des modes et des modèles sont offerts, exaltés,
exemplarisés, sans autre alternative. A ce jeu pervers les médias
se prêtent complaisamment, sans prise de distance critique, sans révolte
et sans remous.
La mise en circulation, la diffusion, de toute
nouvelle création audio-visuelle est un droit,
elle ne peut être qu'un pari, le pari
que l'oeuvre parte à la découverte d'un
public nouveau, inconnu qui reconnaisse à son
tour une oeuvre nouvelle, différente, non-répétitive,
inattendue.
Marcel Hanoun, février-mars 1997.