P Q : J'étais en train de parler d'abstraction. Il semble que,
pour certains observateurs...
JM S : Mais qu'est-ce que vous vendez, vous représentez quoi ?
Vous êtes un représentant de commerce ! Vous êtes de
la CIA ou de la Banque Mondiale ?
P Q : ...le progrès de la civilisation vient de la capacité
à se distancer, vous vous mettez hors de vous-même pour avoir
plus de conscience de vous-même.
JM S : Je ne connais qu'une seule abstraction, c'est celle de Cézanne.
P Q : Avec le virtuel, nous avons une capacité d'abstraction supplémentaire
qui va nous faire progresser.
JM S : Encore du progrès ! Mais bon Dieu, c'est le plus grand
mensonge de l'histoire de l'humanité ! Vous courrez à l'abîme,
ce sont les générations futures que vous programmez, et c'est
ça la barbarie. Vous êtes un agent publicitaire !
P Q : Je ne crois pas aux prophètes du grand soir, à cet
espèce de déversement de hargne, de bile et de haine.
JM S : Je n'ai ni hargne, ni bile, ni haine, c'est justement parce que
j'aime ! La seule chose que nous ayons c'est la planète, j'adore
la vie et c'est par amour que je vous dis ce que je vous dis.
P Q : Vous êtes haineux, et moi ce que j'ai envie de donner c'est
un message d'amour, j'ai trois enfants et ils vont vivre cela ! Vous avez
simplement un tombereau de haine et d'injures à déverser,
vous ne savez même pas qui je suis et vous me traitez d'agent de la
CIA, et vous parlez allemand avec une espèce de haine incroyable,
je n'ai jamais été traité comme ça, je suis
vraiment hors de moi... Trop de gens se croient tissés du même
tissu que le monde, nous sommes des êtres spirituels, la technologie
du virtuel nous permet de démocratiser cette intuition fondamentale
que nous sommes arrivés ici par hasard mais que nous sommes peut-être
appelés à en sortir, le virtuel est une manière de
nous dire que le réel n'est que du réel, que de la chose.
JM S : la planète c'est tout ce qu'on a, quand elle sera saccagée,
qu'est-ce qu'il restera ?
P Q : Shakespeare l'a déjà dit, il y a beaucoup d'autres
choses dans le monde, qui ne sont pas dans votre philosophie.
JM S : bon alors allons-y, moi je vous cite Hölderlin, "Le
berceau des enfants de la terre", qu'est-ce que c'est, c'est la terre
!
P Q : bon alors ça c'est la philosophie immanentiste, bien allemande
pour le coup, avec tout le danger que ça peut avoir.
JM S : vous avez quelque chose contre les germains vous !
P Q : non, mais je suis contre l'immanentisme.
Danièle Huillet : est-ce que vous êtes sûr que chaque
chose dont on pense que c'est un progrès nous fait perdre autant
de choses que ce que ça nous apporte ?
P Q : ... y'a du bon et du mauvais.
JM S : le pour et le contre, le bon et le mauvais...
P Q : c'est une nouvelle écriture, ça offre un nouveau
paysage d'abstractions, et donc de nouvelles façons de créer
de l'imaginaire et de nous créer nous-même.
JM S : en gros, ce dont il rêve, c'est la liquidation du thomisme,
pour moi l'âme c'est la forme du corps et rien d'autre.
P Q : je suis platonicien, néo-platonicien.
JM S : moi je suis thomiste.
Paul Virilio : je crois qu'on ne peut se tirer de la situation présente
en acceptant que notre monde est à la fois catastrophique, apocalyptique
et merveilleux, il est les deux à la fois, tout va plus vite, tout
est plus enrichissant, et tout est plus dramatique. Le jour où nous
aurons compris cela nous serons enfin dans un ère shakespearienne,
où les héros seront grands dans le drame. Le monde sera là,
mais il sera abondonné. Quand on invente l'ascenseur, on perd l'escalier,
qui devient "de secours"...
JM S : le monde dans lequel on vit fabrique des invalides, des ersatz
et des cul-de-jatte !
P V : le grand danger, c'est qu'il existe une réalité et
une humanité de secours, qui existe mais n'a plus droit à
l'histoire.
JM S : brièvement, sans polémique et gentiment, là,
vous me décevez : Le Monde Diplomatique, dans un compte-rendu de
colloque, vous reprochait d'avoir été le seul à être
négatif, tous les autres étant à dire "le pour
et le contre, oui mais on peut pas faire autrement"...