Tournés en vidéo mais diffusés
en salle, "No sex last night" de Sophie
Calle et Greg Sheppard et "La rencontre"
d'Alain Cavalier proposent deux combinaisons différentes
entre un choix technique et une écriture
propre au Hi8*.
"La rencontre" est un film atypique. Son faible coût
et son mode de distribution -une séance par jour, dans une seule
salle... mais pour longtemps- sont permis par la technologie utilisée
: la caméra Hi8 grand public. Mais c'est une autre qualité
du film qui suscite notre intérêt : la relation entre technique
et esthétique qu'interroge ici Alain Cavalier.
Pour un réalisateur, faire le choix d'une caméra vidéo
Hi8 c'est d'abord ne pas avoir d'équipe technique. Cela redéfinit
la mise en scène comme le temps du tournage : il peut s'étendre
sur une durée plus longue -ici, un an environ- et avoir lieu à
chaque moment du jour et de la nuit dans presque n'importe quel endroit.
De cette quasi liberté totale, il faut bien inventer les contraintes
et pourquoi pas l'écriture propre à la Hi8. Cavalier retient
l'intimité qu'elle lui permet : cet objet est toujours à portée
de la main, y compris dans les moments les plus secrets, les plus privés
; ceux pendant lesquels on éprouve un sentiment amoureux. La caméra
Hi8 est la machine qui peut le mieux se greffer
à l'oeil amoureux : celui qui voit différemment,
qui éprouve une émotion à la vue d'une pierre que la
femme qu'il aime lui a donnée. D'autant plus que le réalisateur
a opté pour une caméra de poing et non un caméscope
d'épaule, ce qui accroît le sentiment de non distanciation.
L'intimité, c'est aussi la distance entre la caméra et
son sujet. Cette distance, et donc cette relation, est ici d'un autre ordre.
Le spectateur sait qu'il ne regarde pas une scène préalablement
"jouée" et que dix techniciens ont mise en boite. Au contraire,
on est seul avec le réalisateur, comme s'il nous dévoilait
un secret, nous montrait une chose précieuse. Le dispositif
permis par la Hi8 évacue la question du
voyeurisme pour envisager celle du secret, de l'intime.
Et le fameux "être dupe autant que le plaisir l'exige" d'André
Bazin ("Qu'est ce que le cinéma ?") s'en trouve bouleversé
: nous ne sommes plus dupes ni dupés et notre plaisir est aussi intellectuel,
dû à notre appréhension du dispositif en place.
De même, quand Cavalier commente les scènes qu'il filme,
ce n'est plus une construction narrative faussement romanesque ou un supplément
de discours interprétatif. On a d'abord l'impression qu'il se parle
à lui même et l'ensemble fonctionne sur le registre de la confidence,
du dévoilement, d'une tentative d'aller au plus près de l'émotion
intime (et amoureuse) sans construction.
Si être amoureux, c'est voir les mêmes chose avec d'autres
yeux, la Hi8 permet cette restitution. La réussite consiste ici à
ne pas montrer l'intimité des corps comme on pourrait la voir ou
la vivre, mais à tenter d'approcher le regard amoureux. Celui pour
lequel une bille, une pierre, un papillon deviennent des véhicules
de l'amour porté à un/une autre. Ce système narratif
interdit le mensonge. Parce qu'un regard n'est pas vrai
ou faux, il est respectueux ou voyeur, cynique
ou complaisant. Ici il est ailleurs, parce qu'amoureux.
Cavalier filme les choses pour extraire de lui même ce qu'il a
de plus fragile et de plus précieux : l'émerveillement, l'enchantement,
les souvenirs les plus fondateurs ou les plus douloureux... et il le fait
avec une machine.
Si les images de "La rencontre" sont d'un piqué très
correct, essentiellement car les mouvements de caméra sont réduits
et la lumière choisie, tendre vers la qualité technique du
35 mm n'est pas l'unique hypothèse quand on réalise un film
en vidéo. "No sex last night" propose un autre choix :
ignorer les lacunes techniques de la caméra mais en revanche, "écrire"
différement.
Par exemple, Calle repropose la notion d'autorat (ils sont deux à
filmer et à commenter), la notion de genre : c'est un documentaire
sur une histoire d'amour (qui d'habitude sont des fictions). Les images
sont toujours couplées à un commentaire subjectif, alors qu'elles
sont documentaires, froides, de la catégorie du constat; de la photographie
brute. L'histoire (d'amour) est filmée au moment
où elle a lieu ; qui connaît la
fin au moment où les images défilent
sur l'écran ? Calle repense l'idée de suspens,
car l'histoire est filmée en temps réel et non pré-écrite.
En d'autres termes, elle met sa narration en danger et nous invite à
partager différemment, en temps que spectateurs, une expérience,
un pari, un moment brut, même s'il peut être représenté
avec le talent d'une faiseuse d'image et d'histoires.
Si "No sex last night" contient des éléments
familiers au cinéma : road movie, love story, narration subjective,
le film apporte quelque chose de neuf en cela que sa construction et au-delà,
son mode de production de sens sont visibles et participent du plaisir donné
au spectateur. Nous ne sommes plus les témoins
invisibles d'un spectacle qui est donné en
notre honneur. Au contraire, nous nous représentons aisément
les conditions dans lesquelles le film a été réalisé.
Nous sommes donc conscient de ce qui se voit mais aussi de ce qui se "joue"
devant nous de cette histoire d'amour au devenir incertain... et donc plus
émouvante.
Jusqu'ici, seuls les initiés au déroulement d'un tournage
pouvaient enrichir leur perception d'un film de remarques sur le "comment
c'est fait et pourquoi ?". Cette dimension étant inhérente
au format vidéo (grain et mouvements chaotiques) devient lisible
pour tout spectateur.
Calle, peut-être parce qu'elle vient d'une autre pratique artistique
-qu'elle a d'ailleurs bousculée- invente ce que devient l'écriture
au cinéma, via la Hi8. Sans l'énoncer explicitement, elle
a intégré dans son film l'idée que les images
qui aujourd'hui "font sens" ne sont plus
celles qui sont techniquement irréprochables,
mais celles qui montrent la réalité, y compris sans savoir-faire
de réalisateur classique, comme les images vidéo d'amateurs
que nous donne à voir la télé. Elles sont devenues
les vraies images, car elles disent les conditions d'enregistrement d'une
trace : c'est à dire un dispositif minimal et un projet qui ne réside
pas tant dans "ce qu'il y a à montrer" que dans "ce
qu'on voit". Parallèlement, les envoyés spéciaux
des JT nous servent à longueur d'années les mêmes cadrages
d'images de guerre, qui ne valent plus que par le code qu'ils véhiculent
et non plus par le contenu qu'ils voudraient représenter.
Angelo Cirimele
* Le Hi8 est un standard entre le VHS grand public et le Bétacam
professionnel. Il semble s'imposer comme le compromis idéal entre
les possibilités techniques qu'il offre (à terme un "gonflage"
possible en 35 mm, format cinéma classique), la légèreté
d'utilisation et sa définition d'image particulière.