confrontant Jean-Marie Straub, Danièle Huillet, Philippe Quéau,
Paul Virilio et Enki Bilal (Bernard-Henri Lévy, d'abord pressenti
pour faire la réplique à Straub mais ayant exigé d'être
interviewé seul, était hélas absent).
Enki Bilal : imaginez un non-voyant aujourd'hui, complètement
coupé de l'image, qu'est-ce qu'il nous dirait ?
Philippe Quéau : on a montré à Imagina un aveugle
équipé d'un casque stéréo relié par satellite,
il pouvait se promener dans le monde réel, guidé par les sons.
Il existait dans une espèce de sphère sonore virtuelle correspondant
au réel. L'opposition réel/virtuel est enfantine et simpliste,
aujourd'hui le virtuel est une sorte d'ange au-dessus du réel qui
vient aider le réel.
Laure Adler : ange ou diable ?
PQ : c'est un peu aussi ce qui s'est passé pendant la Guerre du
Golfe.
Jean-Marie Straub entonne un chant : ...portez mon âme au fond
des cieux. Ce que vous racontez là confirme le fait que Goebbels
ait gagné la guerre, c'est pire que les nazis ça !
PQ : c'est incroyable, Mme Adler, ce genre de phrase est vraiment incroyable
!
LA : non mais j'ai pas compris là.
PQ : c'est d'un cynisme effrayant !
JMS : la situation de ce gosse que vous décrivez, c'est pire que
les nazis !
PQ : vous me décevez énormément Mr Straub !
JMS : mais c'est pas vous, c'est pas vous...
PQ : quand je pense que j'ai vu un film comme CHRONIQUE D'ANNA MAGDALENA
BACH et que c'est vous qui me dites ça aujourd'hui, vous n'imaginez
pas à quel point je suis déçu par vous.
JMS : parce que ce qu'il y a dans la musique de Bach, ce sont quelques
siècles de paysannerie.
LA : justement, revenons pieds sur terre, et même les pieds dans
la boue : on vivra dans des univers aseptisés, comment va s'opérer
notre rapport à la réalité ?
Paul Virilio : par la bataille. Il y a un combat extraordinaire dans
la Bible, celui de Jacob avec l'ange. Pour que Jacob reste un homme et ne
se couche pas devant son dieu -je rappelle que c'est l'un des inventeurs
du monothéisme avec Abraham et Isaac- il lutte avec l'ange. Si nous
ne luttons pas, si nous nous couchons devant la technologie, nous ne serons
plus des hommes. La technique ne progresse que par la dénonciation
de ce qu'elle a de négatif. Quand la photo apparaît, Cézanne
diverge, il va peindre autrement la réalité parce qu'il va
se battre contre cette réalité figurative qu'il n'est plus
possible de représenter comme tel.
LA : avant, entre la réalité et l'image, il y avait harmonie,
beauté, douceur, le plaisir de l'image...
PV : toutes les technologies nouvelles sont sorties de la dissuasion.
On ne pouvait pas faire la guerre à cause des bombes, ça faisait
peur. Comme il n'y avait pas la guerre, on a fait la technique : c'est continuer
la guerre par d'autres moyens.
LA : qui contrôle ?
PV : la peur. La peur d'être pauvre, d'être perdu, vaincu.
La peur est la grande maîtresse du monde.
Danièle Huillet : la guerre civile en Yougoslavie...
LA : l'image devient un valet de notre peur collective ?
PV : on a hérité d'une image qui est sortie de la dissuasion,
d'une époque de la terreur, et même d'équilibre de la
terreur, et il va falloir débarbouiller cette technique de tout cet
impérialisme de la dissuasion, de ce résultat du complexe
militaro-industriel. Écoutez Deleuze ! On va vers des sociétés
de contrôle !
JMS : je suis tout à fait d'accord, c'est très beau tout
ce que vous venez de dire là, c'est la première fois qu'il
y a des choses claires et sensées depuis qu'on est ensemble. Cet
impérialisme-là, il vient d'où ? Comment va-t'on se
débarrasser de l'impérialisme ? On va laisser Silicon Valley
fleurir ? On est complètement colonisé !
PV : on va continuer à faire ce qu'on fait, des dessins, des livres
et des films.