Dominique Païni, en devenant directeur de la Cinémathèque
Française, avait organisé les rétrospectives de films
de Kenneth Anger et Michaël Snow, et coopéré avec la
Galerie-Musée du Jeu de Paume pour celle de Jonas Mekas, trois cinéastes
marquants de l'underground américain, fait troublant pour une institution
dotée alors d'une réputation de cinéphilie classique
et poussiéreuse. Depuis, la Cinémathèque s'est ouverte
à d'autres cinéastes indépendants, expérimentaux,
ainsi qu'au Cinéma Bis, de genre ou porno, comme à des cinéastes
d'actions contemporains, tout en maintenant un travail de fond sur les classiques
du cinéma. Retour sur une certaine forme d'ouverture.
jean-marc manach : Pour vous, les grandes lignes de l'histoire
du cinéma sont la cinéphilie, contre-culture à la fois
populaire et intellectuelle, des années 50, puis son versant politique
avec les cinémas nouveaux et modernes des années 60-70, un
retour théorique dans les années 80, et, "étape
ultime de la reconnaissance du cinéma comme art" : le musée
des années 90.
dominique païni : Mais ce n'est pas une fin. La mort du cinéma
est une question de salon parisien. N'importe quelle type d'activité
mentale ou manuelle susceptible d'avoir inventé des formes et des
figures inédites finit au musée, du moins en Occident, et
cela depuis en gros la fin du XVIIIe siècle, 1793, l'ouverture du
Louvre, c'est décisif. Et le cinéma est dans une sorte de
très étrange contradiction : il n'est pas que de l'art, et
il a été utilisé par des artistes pour sortir de l'art,
et de l'autre côté il y a cette recherche, par les mêmes
d'ailleurs, pour l'anoblir, pour devenir art. Le cinéma a façonné
le XXe siècle, je ne vois pas autre chose qui ait fait pensé
de manière aussi spécifique à ce siècle. Cette
capacité qu'on a de passer, avec des ellipses dans une sorte de montage
cut, d'un sujet à un autre, c'est vraiment quelque chose qui relève
de la pensée cinéma, jusqu'à avoir fait en sorte de
modeler complètement notre manière d'appréhender le
monde. Le cinéma est incontestablement un art, bien qu'il ait enregistré
le monde, selon un principe de momie du mouvement. C'est effectivement un
terme, pas ultime, mais qui n'est pas près d'être dépassé,
et ce n'est pas la technique, les nouvelles images, qui vont le dépasser.
Les nouvelles images sont encore du cinéma. Dans une sorte d'inversion,
on essaie d'inventer l'illusion du monde qu'on essaie de faire rétroagir
sur le monde lui-même, mais on est toujours dans quelque chose qui
tourne autour de l'indexation du monde. Le musée est le terme, l'acte
symbolique, le monument, étymologiquement "acte architectural
de mémoire".
jmm : Dans CONSERVER, MONTRER (Yellow Now, 1992), vous écriviez
: "Je comprends mal les illusions que certains entretiennent encore
sur l'image poussiéreuse des musées comparée à
l'exploitation cinématographique traditionnelle."
dp : Je suis confronté, même aujourd'hui, par rapport
au projet de faire au Palais de Tokyo un grand musée du cinéma,
à toute une pensée moderniste et technocratique opposée
à la notion de musée, assez poujadiste et anti-intellectuelle,
et donc au bout du compte anti-cinéphilique, et qui s'incarne par
une opposition à la notion de musée, avec le prétexte
que le musée est tourné vers le passé, alors qu'au
XXe siècle le musée n'a été qu'un acte tourné
vers le futur : sans le musée, pas de Duchamp, pas de Pollock. Un
musée du cinéma c'est vieux ! Le Louvre c'est vieux ? Il était
naturel qu'à un moment donné l'accumulation de toute cette
invention finisse au musée, mais on sait bien que le musée
n'a jamais été, au XXe siècle surtout, seulement tourné
vers le passé, il a été le fondement et la condition
même de l'invention : sans le musée au XXe siècle, pas
d'art moderne. L'art moderne ne s'engendre pas à partir de la réalité,
mais à partir du musée : la Nouvelle Vague vient à
la Cinémathèque Française, que Langlois appelait Musée
du Cinéma. C'est une idée simple, le musée, ce n'est
pas une fossilisation, anoblissement, académisation du cinéma
pour le faire rentrer dans l'artistiquement correct. Duchamp ne perturbe
pas le musée, il l'étend à la société
entière : il dit non seulement le musée existe et il est fondateur,
mais c'est la société entière, le monde entier qui
est musée, le ready made, l'objet que je trouve est oeuvre d'art,
parce que je le regarde.
jmm : Mais c'est un geste de création, alors que la cinéphilie
n'en est pas un.
dp : Paradoxalement, si la cinéphilie s'est constituée
contre les lieux dispensateurs du savoir, contre les musées, l'université,
il n'empêche qu'elle apparaît dans une institution, qui s'appelle
le Musée du Cinéma, ou la Cinémathèque.
jmm : Mais ce n'était pas considéré comme
une institution.
dp : Langlois n'était pas reconnu comme une institution
officielle, mais assez rapidement il était considéré
comme une institution imaginaire. Mais étrangement, aujourd'hui,
le combat de Langlois ayant été gagné, énormément
d'institutions se sont créés autour du cinéma, ou l'ont
intégré, et la Cinémathèque se retrouve à
être la moins institutionnelle des institutions, celle qui perturbe
profondément l'institution académique de l'histoire du cinéma
telle qu'elle l'avait créée et imposée. La programmation
aujourd'hui ne cesse de passer du mineur au majeur, et on montre que le
cinéma aujourd'hui a un certain nombre de grandes références
et hiérarchies qui méritent, non pas d'être remises
en cause, mais d'être de nouveau comparées, affrontées,
mises en contiguïté.
jmm : Un reproche revient souvent à propos de la Cinémathèque
: Langlois montrait des films, mais sans les cadrer dans une programmation
comme c'est le cas aujourd'hui
dp : C'était archi cadré, il faisait des thèmes,
des topiques. On en fait plus aujourd'hui parce qu'on ne regarde plus seulement
les auteurs. L'histoire de l'art, ayant tellement bougé, contamine
d'autres secteurs que l'art lui-même, y compris ce qui n'était
pas considéré comme de l'art, c'est-à-dire le cinéma.
On s'aperçoit aujourd'hui qu'avec toute la théorie qui s'est
développée dans les années 80, ce n'étaient
pas des thèmes, ni des topiques, ce n'est pas le contenu des films
qui font que certains films existent, ce sont de véritables figures,
constitutionnelles, structurales. Ce qui est intéressant, c'est de
montrer des films dont c'est le scénario, l'histoire qui renvoie
au thème, et des films dont c'est la structure, formelle ou narrative,
qui y renvoie. Nous avons une conception très anti-culturelle du
cinéma, nous nous battons pour que le cinéma ne devienne pas
de la culture. Je n'attaque pas la culture, le cinéma demande d'être
cultivé, mais ce n'est pas de la culture, quelque chose dont tout
le monde peut prétendre parler comme ça, ça suppose
d'avoir réellement vu les films et d'avoir des capacités analytiques,
de hiérarchie, de goût, et pas le cinéma renvoyé
à ce que tente la société marchande d'aujourd'hui :
transformer le cinéma en vecteur de communication pour vendre autre
chose que du cinéma. On se bat sur l'idée que le cinéma
est un art, mais qu'au-delà c'est aussi une pratique des formes,
une écriture, qui parfois n'est pas de l'art, qui relève aussi
d'une économie des loisirs, dont le temps peut aussi faire découvrir
qu'il y a une dimension d'invention qu'on ne peut pas toujours percevoir
dans le moment même où les films sont faits, c'est pourquoi
notre programmation est à la fois fondée sur le passé
et le présent, et qu'on montre des films qui ne sont pas toujours
incontestablement reconnus comme des oeuvres.
Suite d'un certain Cercle de Minuit confrontant Jean-Marie Straub, Danièle
Huillet, Philippe Quéau, Paul Virilio et Enki Bilal (Bernard-Henri
Lévy, d'abord pressenti pour faire la réplique à Straub
mais ayant exigé d'être interviewé seul, était
hélas absent).