Café (des images) philo
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L'après-midi était consacrée au cinéma fantastique et à ses fanzines, suite à la projection de BLADE RUNNER. Ayant évité le film, je me suis rapidement lassé du débat, véritable involution, ennuyeuse défense et illustration cherchant plus à légitimer le fantastique qu'à pointer ses excès. Jusqu'à ce qu'André S. Labarthes prenne la parole.

 

André S. Labarthes : supposez que vous traversez la rue avec votre mère et qu'elle passe sous un autobus : vous avez un sentiment très fort du réel. Le sentiment de la réalité, c'est lorsque vous vous apercevez que vous avez une mère, et que vous vous en apercevez trop tard.

René Prédal : vous m'effrayez là, pour vous on le sent le réel lors des malheurs.

Cinergon : non, mais à des instants d'exception, des moments qui échappent.

Mais on passe à côté du spectacle, de l'idée de plaisir, de ressentir des choses intéressantes !

AS : mais qu'est-ce que c'est que la sensation ? Si on est dans un bain tiède, on dort, on ne sait même pas qu'on existe, si c'est trop froid ou trop chaud, on est réveillé. Autrement dit, il n'y a de sensations que douloureuses.

RP : il y a des sensations qui ne sont pas négatives : c'est incroyable de dire qu'on ne peut ressentir d'émotions que dans le réel, et encore un réel défini comme étant sa mère qui fout le camp sous l'autobus ! C'est aussi une conception très restrictive du réel. Il me semble qu'on peut ressentir des émotions au cinéma !

AS : on va au cinéma pour découvrir quelque chose qui n'existe pas dans la vie. Lorsque ma mère passe sous l'autobus, je découvrirai que j'aurais pu avoir le bonheur, et je ne l'ai pas, c'est trop tard, décalé. Le cinéma nous propose un bonheur décalé. Le problème de la sensation agréable, c'est qu'elle a tendance à me priver d'une part de la réalité du monde.

L'incompréhension que génère votre discours vient du fait que vous faites appel à tout un corpus idéologique archaïque, dépassé. Vous êtes peut-être influencé par une certaine école imprégnée de chrétienté, mais il y a tout un cinéma qui s'est développé depuis, le cinéma a 100 ans, et on ne peut pas se limiter à votre analyse.

AS : quoi, quoi par exemple ?

Le simple fait de prendre un film au premier degré, d'apprécier la forme plastique, l'habileté technique dans la construction d'un récit, c'est un plaisir ludique, immédiat, sans questionnement existentiel, sans rapport perturbé au monde : on prend la vie dans l'instant, c'est très moderne et actuel comme idée, et il faut d'autres instruments d'analyse pour comprendre ces choses-là.

AS : vous disiez qu'on pouvait jouir de la construction d'un film, ce qu'on faisait depuis le XVIIe siècle avec la tragédie. Aujourd'hui, on est dans un siècle qui a vu passer la psychanalyse, les sciences humaines, et ce qui compte, c'est de voir qu'analyser un film ne veut strictement rien dire tant qu'on ne s'analyse pas soi-même en face de ce film. Ce qu'on analyse, ce sont les effets d'un film. Analyser un film comme si c'était un élément extérieur, qui existerait indépendamment de moi, n'a strictement aucun intérêt.

Ce n'est pas proposer ou imposer un point de vue, c'est parler d'affect, d'effets que le film a eu sur un spectateur précis.

Cin : et non pas des propriétés objectives du film. Ca me rappelle un point de vue de Jean-Luc Godard qui parlait de la réaction d'une spectatrice : "je suis quelqu'un de sensitif, je n'ai rien ressenti à votre film". Et Godard a répondu : "là vous me parlez de vous, pas du film, alors allons dans un café, vous me parlerez de vous, de vos amours, de votre vie, et on pourra se comprendre".

Persistances : on a parlé des effets d'un film sur soi, ce n'est pas "je m'analyse en train de regarder le film", c'est la façon dont le film nous déplace. Ce n'est pas moi individu, c'est moi spectateur qui suis déplacé par le film, ça se passe quelque part entre le film et moi, les affects sont à même le film, mais le film n'existe pas comme objet en-dehors de moi, il doit trouver un trajet dans le spectateur. Ce n'est pas se psychanalyser devant le film.

Cin : Ccn'est pas un hasard parce que le premier réel du cinéma, c'est le spectateur : le spectateur du cinéma, comme le dit Schefer, c'est ce que touche le cinéma, ce qu'il y a d'inconnu en nous. Ce ne sont pas forcément des éléments négatifs, ni une réalité que la psychanalyse peut aborder. Si le cinéma n'a pas comme question première le réel, franchement ça n'a strictement aucun intérêt, et c'est le problème de beaucoup de films et de revues aussi. La culture c'est l'esprit étranger à lui-même, une sphère détachée, dont on peut jouir comme ça à l'extérieur de nous et ce n'est pas intéressant : l'art, c'est justement le réel, et il faut une opération pour pouvoir toucher à nouveau ce réel-là. Et ce n'est pas mal de prendre du plaisir à regarder des spectacles, je crois que l'art est ennemi du spectacle, c'est tout.

Tausend Augen : je ne suis pas d'accord. Le réel n'est pas unique, on est limité par nos sens, il y a des gens qui ont tenté des expériences un peu extrêmes comme Burroughs : il a découvert des gens qui étaient fous, qui ont été très créatifs. Ils n'ont pas cherché à questionner le réel tel que nous le vivons, limités par nos sens, ils ont cherché à dépasser leurs sens, à voir autre chose. Le réel en question n'est pas le même. La réalité n'est pas unique, il ne peut pas y avoir de point de vue objectif.

Eclipses : je ne pense pas qu'on puisse affirmer qu'il y ait une réalité ou que chacun ait sa propre réalité, on est sur un terrain glissant, qu'on se place d'un côté ou de l'autre.

Tau : je partage relativement cette approche introspective du cinéma, mais elle n'est pas limitée au cinéma, elle est adressée à toutes les formes d'art, elle est adressée au réel, ce qui nous permet de ranger l'art et le cinéma dans le réel. Il n'y a pas d'opposition à faire, comme si on pouvait séparer le cinéma du reste, on est devant le cinéma comme face au réel.

AS : pour marquer un peu le rapport d'un film extérieur à soi et soi en train de regarder ce film, peut-être faut-il passer par le détour, qui est finalement le but d'un film : quel est le sens du film ? Le sens en général est considéré comme faisant partie du film. Qu'est-ce qu'un film, un tableau ? C'est un ensemble de formes, proposées à un spectateur, ce sont presque des formes en kit, et c'est avec ces formes que le spectateur va fabriquer du sens.

Ecli : je crois que c'est un échange entre le spectateur et le cinéaste, ça ne fonctionne pas dans un sens ou dans l'autre.

AS : mais c'est vague ça, j'essaie de voir où passe le sens.

Ecli : parce que vous cherchez l'unité dans quelque chose qui ne peut pas être considéré comme une unité, mais plutôt comme une dualité. On prend ce qu'on peut prendre et on donne aussi quelque chose, mais hors de cet échange il n'y a rien.

RP : et le vecteur principal de cet échange c'est l'émotion dans une oeuvre d'art.

Ecli : ce que les sciences de la communication nous ont appris c'est qu'il y a à la fois le vecteur et le spectateur, c'est irréductible, et vouloir le réduire à quelque chose d'immanent, à une unité...

AS : je ne cherche pas l'unité, je cherche au contraire à diviser les fonctions. Je dis simplement que devant ce film je vais fabriquer du sens : le rôle du cinéaste est de fabriquer des formes qui vont servir au spectateur à fabriquer du sens, et le cinéaste s'arrange pour qu'il n'y ait pas de contre-sens. Il y en a un sur cent qui réussit, mais en principe c'est comme ça que ça devrait se faire.

 

ne reconnaissant pas toutes les voix, ne connaissant pas tous les noms, certaines interventions ne sont pas créditées, d'autres l'ont peut-être mal été, veuillez l'excuser.

jmm